140. A M. JORDAN.
Camp de (Brzezy).
Federicus Jordano, salut. Il est arrivé ce que vous avez prévu : nous avons eu une bataille décisive; vous en savez le succès. Les suites en sont que le prince Charles quitte la Bohême, et qu'il va vers Brünn ou vers Wittingau.
Rottembourg se remet de ses blessures, et nos pertes ne sont pas excessives.
Voilà ton ami vainqueur pour la seconde fois dans l'espace de treize mois. Qui aurait dit, il y a quelques années, que ton écolier en philosophie, celui de Cicéron en rhétorique et de Bayle en raison, jouerait un rôle militaire dans le monde? Qui aurait dit que la Providence eût choisi un poëte pour bouleverser le système de l'Europe et changer en entier les combinaisons politiques des rois qui y gouvernent? Il arrive tant d'événements dont il est difficile de rendre raison, que celui-ci peut être hardi<214>ment compté de ce nombre. C'est une comète qui traverse cette orbite, et qui, dans sa direction, suit un cours différent de toutes les autres planètes.
J'attends de tes nouvelles avec impatience, mais écris-moi force bâtiments, meubles et danseurs. Cela me récrée et me délasse de mes occupations, qui, pour être toutes importantes, deviennent difficiles et sérieuses. Je lis ce que je puis, et je t'assure que dans ma tente je suis autant philosophe que Sénèque, ou plus encore.
Quand nous verrons-nous sous ces beaux et paisibles hêtres de Remusberg, ou sous les superbes tilleuls de Charlottenbourg? Quand pourrons-nous raisonner à notre aise sur le ridicule des humains et sur le néant de notre condition? J'attends ces heureux moments avec bien de l'impatience, d'autant plus que, pour avoir essayé de tout dans le monde, on en revient pour l'ordinaire au meilleur.
Adieu, cher Jordan; n'oublie point ton ami, et conserve-moi dans ton cœur avec toute la fidélité qu'Oreste devait à Pylade.