<272>

5. AU MÊME.

Remusberg, 2 octobre 1736.



Mon cher Duhan,

A moins que d'avoir des occasions aussi sûres que celle-ci, je n'oserais me hasarder à vous écrire. J'espère que vous me connaissez assez pour ne me point soupçonner de légèreté, ni pour me croire capable d'oublier la reconnaissance que je dois à un homme d'honneur et de probité qui a employé toute la sagacité de son esprit à m'élever et à m'instruire. Je me ressouviens sans cesse de l'illustre témoignage qu'Alexandre le Grand rend à son maître, en déclarant qu'il lui était, en un certain sens, plus redevable qu'à son père même. Je me reconnais beaucoup inférieur à ce grand prince, mais je ne crois pas indigne de moi de l'imiter dans ses bons endroits. Permettez-moi donc, mon cher Duhan, que je vous dise la même chose. Je ne tiens que la vie de mon père; les talents de l'esprit ne sont-ils pas préférables?

Je vous dois tout, seigneur, il faut que je l'avoue;
Et d'un peu de vertu si l'Europe me loue,
C'est à vous, cher Duhan, à vous que je la dois, etc.303-a

Il me semble de m'être suffisamment justifié sur cet article, et je trois même de vous que, si je ne m'étais aucunement expliqué là-dessus, vous m'auriez fait justice également.

J'avoue que je souhaiterais beaucoup de vous revoir; mais, connaissant trop la disposition des esprits, je ne saurais me flatter d'avoir cette satisfaction de sitôt. Quand on se livre aveuglément à ses préjugés, et sans examiner les choses à fond, l'on est souvent sujet à se tromper grièvement; de là viennent la plupart <273>des fautes que les hommes font. C'est pourquoi il serait à souhaiter que le traité du père Malebranche sur la Recherche de la vérité lût plus connu et plus lu. Les liens du sang m'imposent silence sur un sujet où je pourrais m'expliquer plus fortement, et où la subtile distinction entre haïr la mauvaise action et aimer celui qui la commet pourrait s'évanouir. Ce sont de ces occasions où le respect nous ordonne de donner aux choses mauvaises un tour qui les rende moins odieuses, et où la charité veut que nous palliions les fautes du prochain des meilleures couleurs que nous pouvons.

Mettez-vous, mon cher Duhan, l'esprit en repos, et soumettez-vous aux lois irrévocables de votre destinée, qui ne peut être altérée par le pouvoir d'aucun humain. Imaginez-vous de lire un livre où vous êtes obligé à chaque page de suivre l'auteur qui vous mène, sans pouvoir régler les faits comme vous le désireriez. Et si mon entière estime peut vous être de quelque secours, vous pouvez faire fond sur elle. Mes vœux, mon cher Duhan, et mes souhaits vous accompagneront partout, étant bien constamment

Votre très-affectionné et fidèle ami,
Frederic.


303-a Imitation de la Henriade, chant II, vers 109-112, où Henri IV, racontant les malheurs de la France à la reine Élisabeth, parle de l'amiral Coligny en ces termes :
     

Je lui dois tout, madame, il faut que je l'avoue :
Et d'un peu de vertu si l'Europe me loue.
Si Rome a souvent même estimé mes exploits.
C'est à vous, ombre illustre, à vous que je le dois.

Voyez t. XVI. p. 302.