20. A LA MÊME.
Meissen, 8 mai 1760.
Madame,
Je me suis persuadé que c'était une espèce de devoir de ma part de vous envoyer ce fatras de vers que l'on m'a volé,a et qui paraît au moins avec moins d'incorrections que dans l'édition furtive de Lyon, que les libraires de Hollande ont copiée. Ces vers n'ont été composés, madame, que pour un petit cercle de personnes qui avaient pour moi autant d'indulgence que celle que vous daignez me marquer. Je vous avoue que j'ai pensé tout haut, et que je n'ai point craint d'être trahi. Je ne sais pas même encore actuellement qui accuser du larcin que l'on m'a fait. Je sens qu'il y a bien des matières, dans ce livre, peu faites pour le public; mais ce n'est en vérité pas pour lui que l'ouvrage a été fait. Je connais assez le goût du siècle pour savoir ce qu'il approuve, et mes vers sont trop raisonneurs, trop sérieux et trop dépouillés de cette espèce d'aménité qu'on y demande. Je craignais même qu'on ne me soupçonnât de pouvoir rimer et d'encourir la réputation du proverbe qui dit : fou comme un poëte. Mais toutes mes précautions ont été inutiles. Me voici poëte malgré moi, et j'ai voulu me présenter à vous sous cette qualité, parce que je crois qu'on ne doit rien avoir de caché pour ses amis.
Phihihu a été heureux de trouver grâce devant vos yeux; c'est ce qui m'enhardit à vous envoyer, madame, une Lettre assez singulière.a Je me défends de mes dents et de mes griffes, et, si cela paraît un peu trop véhément, je vous supplie de m'obtenir l'absolution de M. Cyprianusb ou de son successeur; tout pauvre pécheur en a besoin, et moi surtout, qui, entraîné par les mœurs débordées du siècle, succombe souvent aux tentations du vieux démon qui est sans cesse à rôder à la chasse des âmes.
a Les Poésies diverses. Voyez t. X, p. 11 et 111.
a Lettre de la marquise de Pompadour à la reine de Hongrie. Voyez t. XV, p. 89-93, et la lettre de Frédéric au marquis d'Argens, du 14 mai 1760.
b Ernest-Salomon Cyprianus, docteur en théologie et vice-président du consistoire de Gotha, associé externe de l'Académie des sciences de Berlin, né en 1673, mort le 19 septembre 1745.