14. AU MÊME.
Remusberg, 8 novembre 1740.
Ton Apollon te fait voler au ciel,
Tandis, ami, que, rampant sur la terre,
Je suis en butte aux carreaux du tonnerre,
A la malice, aux dévots dont le fiel
Avec fureur cent fois a fait la guerre
A maint humain bien moins qu'eux criminel.
Mais laissons là leur imbécile engeance
Hurler l'erreur et prêcher l'abstinence
Du sein du luxe et de leurs passions.
Tu veux percer la carrière immense
De l'avenir, et voir les actions
Que le Destin avec tant de constance
Aux curieux bouillants d'impatience
Cacha toujours très-scrupuleusement.
Pour te parler tant soit peu sensément,
A ce palais25-a qu'on trouve dans Voltaire,
Temple où Henri fut conduit par son père,
Où tout paraît nu devant le Destin,
Si son auteur t'en montre le chemin,
Entièrement tu peux te satisfaire.
Mais, si tu veux, d'un fantasque tableau,
En ta faveur, de ce nouveau chaos
Je vais ici te barbouiller l'histoire,
De Jean Callot25-b empruntant le pinceau.
Premièrement, vois bouillonner la gloire
Au feu d'enfer attisé d'un démon;
Vois tous les fous d'un nom dans la mémoire
<23>Boire à l'excès de ce fatal poison;
Vois, dans ses mains secouant un brandon,
Spectre hideux, femelle affreuse et noire,
Parlant toujours langage de grimoire,
Et s'appuyant sur le sombre Soupçon,
Sur le Secret, et marchant à tâtons,
La Politique, implacable harpie,
Et l'Intérêt, qui lui donna le jour,
Insinuer toute leur troupe impie
Auprès des rois, en inonder leur cour,
Et de leurs traits blesser les cœurs d'envie,
Souffler la haine, et brouiller sans retour
Mille voisins de qui la race amie
Par maint hymen signalait leur amour.
Déjà j'entends l'orage du tambour,
De cent héros je vois briller la rage
Sous les beaux noms d'audace et de courage;
Déjà je vois envahir cent États,
Et tant d'humains, moissonnés avant l'âge,
Précipités dans la nuit du trépas;
De tous côtés je vois croître l'orage,
Je vois plus d'un illustre et grand naufrage,
Et l'univers tout couvert de soldats;
Je vois .... Petit-Jean vit bien davantage,26-a
A vous, à votre imagination
C'est à finir, car ma muse essoufflée,
De la fureur et de l'ambition
Te crayonnant la désolation,
Fuyant le meurtre, et craignant la mêlée,
S'est promptement de ces lieux envolée.
Voilà une belle histoire des choses que vous prévoyez. Si don Louis d'Acunha, le cardinal Alberoni ou l'Hercule mitré avaient des commis qui leur fissent de pareils plans, je crois qu'ils sortiraient avec deux oreilles de moins de leurs cabinets. Vous vous en contenterez cependant pour le présent. C'est à vous d'imaginer de plus tout ce qu'il vous plaira. Quant aux affaires de votre petite politique particulière, nous en aviserons à Berlin, et je crois que j'aurai dans peu des moyens entre mes mains pour vous rendre satisfait et content.
<24>Adieu, cher cygne; faites-moi entendre quelquefois de votre chant, mais que ce ne soit point selon la fiction des poëtes, en rendant l'âme aux bords du Simoïs. Je veux de vos lettres, vous bien portant et même mieux qu'à présent. Vous connaissez et êtes persuadé de l'estime que j'ai pour vous.
25-a Le palais des Destins, Henriade, chant VII, v. 278 et suiv.
25-b Jacques, et non Jean Callot, célèbre graveur, mourut à Nancy en 1635. Voyez t. XI, p. 159.
26-a Voyez les Plaideurs de Racine, acte III, sc. III.