89. AU COMTE ALGAROTTI.
Potsdam, 9 février 1754.
Je m'étonne que les médecins d'Italie et l'air natal ne vous aient pas encore guéri. Je comprends que les médecins sont les mêmes partout. Tant que leur art ne sera pas perfectionné, ils ne seront que les témoins des maladies.
J'ai vu à Berlin un comte, ou je ne sais quoi, qui se nomme Menefolio. A nous autres Allemands il a paru fou; je ne sais ce qu'il paraîtra aux Italiens. Il travaille depuis trente ans à une comédie dont il est lui-même le sujet principal. Il dort tout le jour, se lève à sept heures du soir, dîne à minuit, soupe à sept heures du matin, et travaille sa comédie. Il dit, sans cependant en être cru, que tout le monde vivait à présent ainsi en Italie. Comme il défait et refait sans cesse sa comédie, elle aura le sort de l'ouvrage de Pénélope, et je crois que ce beau phénix du théâtre ne sera pas représenté de sitôt.
Formey a lu à l'Académie les Éloges de MM. d'Arnim et de Münchow, et l'Académie s'est opposée à leur impression. J'ai été curieux de les lire. Jamais il n'y a eu bavardage plus inepte et plus plat. Formey a voulu avoir de l'esprit; il a fait assaut <94>contre la nature, et certainement cela n'a pas tourné à son avantage.
Le fou s'est dit mort à Colmar, pour entendre ce qu'on dirait de lui. Je vous envoie son épitaphe :
Ci-gît le seigneur Arouet,
Qui de friponner eut manie.
Ce bel esprit, toujours adrait,
N'oublia pas son intérêt,
En passant même à l'autre vie.
Lorsqu'il vit le sombre Achéron,
Il chicana le prix du passage de l'onde,
Si bien que le brutal Caron,
D'un coup de pied au ventre appliqué sans façon,
Nous l'a renvoyé dans ce monde.106-a
Je vois bien que je ne vous reverrai qu'avec les cigognes et les hirondelles, et je compte que vous aurez si bien arrangé vos affaires en Italie, que vous ne serez plus obligé d'y retourner de sitôt. Adieu.
106-a Voyez t. XIV, p. 197.