13. A LA MÉME.
(Freyberg) 5 mars 1760.
Madame,
Vous interprétez si favorablement les explications dans lesquelles je suis entré, que je ne le puis attribuer qu'au support que vous daignez avoir pour mes faiblesses. Je conviens, madame, qu'il y a bien des choses à redire à cette lettre; mais songez qu'il a fallu la concerter, et que je ne suis que l'organe de ceux qui ont bien voulu consentir à cette démarche; cela donnera toujours lieu à quelque ouverture. La plus grande difficulté sera de faire parler ces gens. Ce qu'ils me font dire par V. sont des espèces d'énigmes. Je ne suis point Œdipe, et je crains quelque malentendu qui pourrait nous éloigner trop de notre compte. Il est sûr que la paix est fort à désirer. J'ai une perspective devant moi qui n'est guère riante, et j'aimerais autant nettoyer les étables du roi Augias que de courir d'un bout de l'Allemagne à l'autre pour m'opposer à la multitude de mes ennemis et essuyer peut-être encore de nouveaux malheurs. Mais il y a une certaine fatalité incompréhensible qui pousse les hommes, et qui, en combinant les causes secondes, les entraîne d'une manière irrésistible. Elle produit tout : quand nous voulons la paix, elle veut la guerre; elle guide l'aveugle, et égare l'éclairé. Il faut donc travailler autant qu'on peut pour le bien, sans s'étonner cependant s'il en arrive tout autrement qu'on ne l'avait prévu, car en vérité, madame, les plus profonds politiques n'en savent pas plus sur l'avenir que le <177>plus stupide des hommes. Je prends la liberté de vous envoyer une petite brochure sur les affaires du temps.202-a C'est l'aboiement d'un épagneul pendant qu'un gros tonnerre gronde, qui empêche de l'entendre. Cependant il faut de temps en temps réveiller le public de sa léthargie, et l'obliger à faire des réflexions. Ces semences ne produisent pas d'abord; quelquefois elles portent des fruits avec le temps. Il faut convenir que le terrain est mal préparé pour les recevoir; mais cela fait toujours quelque petit effet. Vous me trouverez peut-être tout aussi impertinent que mylord Bolingbroke; on disait de lui qu'il n'amusait madame de Villette, qui devint ensuite sa femme, que par des papiers politiques qu'il faisait imprimer dans le Craftsman. Je vous rends encore mille grâces, madame, de la bonté, de la politesse et de la générosité avec laquelle vous avez daigné vous prêter à toutes mes vues. Si j'avais du crédit au ciel, vous seriez la plus heureuse princesse d'Allemagne. Contentez-vous de mes vœux et des sentiments de la plus haute estime avec laquelle je suis,
Madame,
de Votre Altesse
le très-fidèle cousin et serviteur,
Federic.
202-a Relation de Phihihu, émissaire de l'empereur de la Chine en Europe. Voyez t. XV, p. 159 à 174.