44. A LA MÊME.
Dahlen, 19 février 1763.
Madame ma cousine,
J'ai reçu hier à Meissen et aujourd'hui ici les deux lettres par lesquelles vous me témoignez, ma chère duchesse, la part obligeante que vous prenez à notre paix. Je compte si fort sur votre bonté et sur votre amitié, que, lorsqu'il m'arrive quelque fortune, je n'ai rien de plus pressé que de vous la communiquer. Cette paix entraîne un prodigieux ouvrage, et j'en aurai encore pour longtemps, premièrement pour séparer les troupes, ensuite nombre d'arrangements à prendre pour le militaire, plus encore pour les provinces et les finances. Mais l'homme est fait pour travailler, comme le bœuf pour labourer, et il ne faut pas s'en plaindre, et se contenter de sa fortune; comme vous le dites si bien, madame, c'est la seule manière de jouir de ce peu de bonheur qui nous est départi. Vous dites, ma chère duchesse, que ce ne serait point un mal si votre fortune était plus étendue. Le bien serait pour vos sujets; ce serait sur eux que votre main bienfaisante étendrait ses dons avec plus de profusion. Ils le sentent, madame, votre admirable caractère est connu d'eux; je les en ai vus reconnaissants, et persuadés qu'il n'y avait d'autres bornes aux faveurs que vous répandez sur eux que les limites dans lesquelles la fortune vous a circonscrite. Quelle comparaison odieuse pour les Saxons! Ces misérables, abîmés par six années de guerre, ont reçu, avant encore la signature des préliminaires, de nouveaux projets d'impositions. En vérité, ceux qui exercent une telle dureté ne méritent pas d'être heureux. On attend le retour de la cour à Dresde comme la grêle qui abîmera le peu de blé que la stérilité a épargné, comme une tempête, comme la peste, qui frappe également les grands et le peuple, qui ravage et extermine tout. Si Brühl savait à quel point il est en horreur, je crois qu'il prendrait la vie en haine et son poste en aversion. Le public, à la longue, est juste; il apprécie chacun selon son mérite. Il fait quelquefois des jugements précipités; mais le temps le ramène toujours à la vérité.
Daignez, ma chère, mon adorable duchesse, me conserver vos bontés et votre précieuse amitié. Vous me tiendrez lieu et du public, et de tout l'univers. Je dirai comme Cicéron :
Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.253-aVous vous moquerez, madame, de César, de Caton, de Pompée et de moi, et vous aurez raison. Qu'y a-t-il besoin de citer, de me comparer à Caton? Belle comparaison! Enfin je crois entendre que vous dites tout cela, et que madame Buchwald253-b y ajoute : Il est malheureux en comparaisons. Caton était un stoïque forcené, et vous, la plus aimable des femmes. Qu'il s'aille promener avec son Caton, et qu'il se taise plutôt que d'écrire tant <221>de sottises. Madame de Buchwald, je suis de votre avis; mais permettez que je ne finisse pas ma lettre sans prendre congé de mon adorable duchesse. Oui, ma divine duchesse, je ne veux que vous protester que mes sentiments et mon admiration ne finiront qu'avec ma vie, étant,
Madame ma cousine,
de Votre Altesse
le fidèle cousin et serviteur,
Federic.
253-a Ce vers n'est pas de Cicéron; c'est une imitation d'un vers de Lucain. Voyez t. XV, p. 150.
253-b Julienne-Françoise de Buchwald, née de Neuenstein, grande gouvernante de la duchesse Louise-Dorothée, naquit le 7 octobre 1707, et mourut le 19 décembre 1789. Charles de Dalberg a fait son éloge dans un petit ouvrage intitulé : Madame de Buchwald. Seconde édition. Erfurt, 1787, vingt-quatre pages in-8.