52. A LA MÊME.
Sans-Souci, 14 août 1763.
Madame ma cousine,
En vérité, ma chère duchesse, le Catéchisme265-a que vous avez la bonté de m'envoyer ne m'a pas la mine d'avoir été corrigé et approuvé par M. Cyprianus. Ce grand homme se serait gravement scandalisé du commencement de ce saint ouvrage. Il n'eût eu d'indulgence que pour la fin, où il y a quelque passage à la gloire de Martin, non pas celui de Candide, mais de Martin Luther. Ce Catéchisme est tout voltairien; on y reconnaît la touche de l'auteur de l'Épître à Uranie et de tant d'autres. Cependant la probité me force à relever quelque petite faute contre l'histoire, qui est échappée à l'apôtre de l'incrédulité, et je crois qu'il faut préférer la vérité à tout. Cette faute consiste en ce qu'il avance que les Évangiles n'ont commencé à être connus qu'au troisième siècle; or, il est de notoriété publique qu'ils sont cités par les Pères du premier siècle. Mais cela n'affaiblit point les preuves qu'il rapporte. Bien loin de là, il y a des arguments à puiser dans ces Pères du premier siècle, plus propres à établir sa cause, comme, par exemple, sont ce nombre d'Évangiles dont on n'a trié que quatre, l'incertitude de ceux qui les ont composés, les traductions différentes et opposées qu'on en a faites, et enfin les contradictions que ces livres canoniques contiennent encore. Il y <232>aurait peut-être quelques preuves à fortifier, pour que l'ouvrage devînt tout à fait classique. Cependant, tel qu'il est, je le crois très-propre pour servir à l'édification des fidèles. On le réimprime ici avec la correction nécessaire pour qu'on n'accuse pas la secte de citer à faux. Cependant j'ose prédire que ce Catéchisme ne fera pas fortune à Vienne, où l'on est très-affirmatif sur de certaines choses, et très-disposé à faire rôtir ceux qui ne sont pas d'un même sentiment. Ils en seront punis, car l'erreur demeurera leur partage; ils seront taupes, madame, et le demeureront.
Je suis bien fâché de l'accident arrivé au Duc votre époux. Mais, ma chère duchesse, je n'ai pas voulu vous alarmer durant les heures heureuses que j'ai passées dans votre sanctuaire; cependant je me suis aperçu de certaines dispositions de ce bon duc, qui ne me paraissaient pas lui présager une longue carrière. Quelque douloureuse que vous soit cette séparation, madame, il faut vous y attendre et vous y préparer. La part que je prends à tout ce qui vous regarde me fait souhaiter que ce moment se diffère, ainsi que tout ce qui pourrait troubler le repos de vos jours.
J'attends ici toute une volée de neveux et de nièces qui vont arriver en quelques jours. Je me vois à la veille d'être dans peu l'oncle de toute l'Allemagne. J'ai connu une demoiselle de Sonsfeld266-a qui était la tante de tout le monde. Quand on n'est pas grand-père, on peut devenir grand-oncle et servir de risée, par son radotage, à ses arrière-neveux; c'est le cinquième acte de la pièce, et l'on finit par être sifflé. En vérité, ma chère duchesse, je ne saurais le dissimuler, tout dépend pour nous du moment que nous venons au monde, et du moment que nous en sortons. Pour vous, vous ne sauriez jamais assez vivre; la vertu et le mérite devraient jouir du privilége de l'immortalité. Les chrétiens ont mis une foule de saints dans le ciel, qui ne méritent pas, à un millième de différence, d'y être placés comme vous, ma chère duchesse. Cependant laissez la place vacante le plus longtemps <233>qu'il se pourra, pour le bien de l'humanité et de vos amis. Daignez me compter de ce nombre, et même des plus zélés et des plus sincères. Ces sentiments sont plus fortement gravés dans mon âme que si c'était sur de l'airain ou du porphyre; l'absence, ni le temps, mais la mort seule, qui détruit tout, pourra les effacer, étant,
Ma chère duchesse,
de Votre Altesse
le fidèle cousin, ami et serviteur,
Federic.
265-a Catéchisme de l'honnête homme, ou Dialogue entre un caloyer et un homme de bien. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLI, p. 97-125.
266-a Frédéric parle probablement de la gouvernante de sa sœur Wilhelmine. Voyez les Mémoires de Frédérique-Sophie-Wilhelmine, margrave de Baireuth. Brunswic, 1810, t. I, p. 64 et suivantes.