96. AU MARQUIS D'ARGENS.
Pretzschendorf, 31 décembre 1759.
Je dois commencer, mon cher marquis, par vous souhaiter la bonne année, et je vous assure que, de tous ceux qui feront des vœux pour vous, il n'y en aura pas de plus sincères que les miens. Pour moi, j'ai perdu toute confiance dans ma fortune. J'ai fait humainement ce qui a dépendu de moi pour déposter, par ruse, par diversions et par ostentations, l'ennemi de la Saxe, sans y avoir pu réussir le moins du monde. Il ne me reste donc de refuge que de cantonner tout cet hiver vis-à-vis de l'ennemi, sans bouger de la position où j'ai été, et je n'ai devant moi qu'une affreuse perspective pour l'avenir.
Votre prophète dira, mon cher, ce qu'il lui plaira; son art n'en est pas un, et il faudrait être plus crédule que je le suis pour y ajouter foi. On aide aux prophéties de ces gens-là, et l'on fait cadrer comme l'on peut des paroles dites au hasard avec les événements. Pour moi, qui juge sur des faits, je ne vois que des objets épouvantables dans l'avenir, auxquels ma constance ne résiste pas. Vous ferez de mon ouvrage ce qu'il vous plaira; il ne mérite guère d'attention. Je suis plus las et plus dégoûté de la vie que jamais. Accusez-moi d'hypocondrie et de tout ce qu'il vous plaira, je passe condamnation. Mais les maux passés, les maux présents, et surtout la perspective qui se présente à moi, sont capables de dégoûter de la vie tous ceux qui éprouvent une situation aussi dure. Je gémis en silence; voilà tout ce que je puis faire. Je ne veux point vous barbouiller davantage l'imagination. Je vois noir; mon chagrin est pour moi, je dois le supporter et non pas le communiquer. Je vous embrasse, mon cher marquis, en vous assurant de toute mon amitié. Adieu.
Je renonce au plaisir de vous voir; cela devient impossible à présent plus que jamais.