<166>J'ai vu la liste des tableaux, dont je me suis amusé un moment; pour que la collection fût parfaite, il y faudrait un beau Corrége, un beau Jules Romain, un Jordanus italien.b Mais où m'égarent mes pensées? Je ne sais quel malheur m'attend peut-être dans peu, et je disserte de tableaux et de galeries. En vérité, marquis, le temps qui court dégoûte des plus jolis hochets, et les choses sont si hasardées, qu'il n'y a presque pas moyen d'y penser, à moins qu'un événement favorable ne répande un doux rayon qui éclaire les ténèbres dans lesquelles nous cheminons. Ne craignez rien pour votre service; il s'y trouve une devise prise d'Aristote : « Le doute est le premier pas vers la sagesse. »c Je me flatte que vous ne la désapprouverez pas; je crois que l'ouvrage pourra être achevé dans quinze jours, et on vous l'enverra tout de suite.
Adieu, mon cher marquis; faites dire, quand il en sera temps, des messes pour mon âme; réellement je crois être, les yeux ouverts, en purgatoire. Je vous embrasse.
129. DU MARQUIS D'ARGENS.
Berlin, 18 mai 1760.
Sire,
Votre Majesté viendrait plutôt à bout de me faire croire la présence réelle, la transsubstantiation et tous les mystères apostoliques et catholiques que de me persuader que nous avons autant à craindre qu'elle me le dit. Bien loin d'appréhender pour mon prépuce, je fais dorer en or fin tous les cadres de mes tableaux, j'achète des miroirs, des tables de marbre. Ce n'est pas certainement dans l'idée de porter ces meubles à Délos ou à Naxe,
b Le Roi veut sans doute parler du peintre napolitain Luc Giordano, qu'il appelle italien pour le distinguer du peintre flamand Jordaens.
c Les mots Dubium sapientiae initium, inscrits sur le service, faisaient allusion à la Philosophie du bon sens, par le marquis d'Argens.