146. AU MARQUIS D'ARGENS.a
Hermannsdorf, près de Breslau, 27 août 1760.
Autrefois, mon cher marquis, l'affaire du 15 aurait décidé de la campagne; à présent, cette action n'est qu'une égratignure. Il faut une grande bataille pour décider notre sort; nous la donnerons bientôt, selon toutes les apparences, et alors on pourra se réjouir, si l'événement nous est avantageux. Je vous remercie cependant de la part sincère que vous prenez à cet avantage. Il a fallu bien des ruses et bien de l'adresse pour amener les choses à ce point. Ne me parlez pas de dangers; la dernière action ne me coûte qu'un habit et un cheval; c'est acheter à bon marché la victoire. Je n'ai point reçu l'autre lettre dont vous me parlez : nous sommes comme bloqués, pour la correspondance, par les Russes d'un côté de l'Oder, et par les Autrichiens de l'autre. Il a fallu un petit combat pour faire passer Cocceji;a j'espère qu'il vous aura rendu ma lettre. Je n'ai de ma vie été dans une situation plus scabreuse que cette campagne-ci. Croyez qu'il faut encore du miraculeux pour nous faire surmonter toutes les difficultés que je prévois. Je ferai sûrement mon devoir dans l'occasion; mais souvenez-vous toujours, mon cher marquis, que je ne dispose pas de la fortune, et que je suis obligé d'admettre trop de casuel dans mes projets, faute d'avoir les moyens d'en former de plus solides. Ce sont les travaux d'Hercule que je dois finir dans un âge où la force m'abandonne et où mes infirmités augmentent, et, à dire vrai, quand l'espérance, seule consolation des malheureux, commence même à me manquer. Vous n'êtes pas assez au fait des choses pour vous faire une idée nette de tous les dangers qui menacent l'État; je les sais, je les cache, je garde toutes les appréhensions pour moi, et je ne communique au public que les espérances ou le peu de bonnes nouvelles que je puis lui apprendre. Si le coup que je médite réussit, alors, mon cher
a Cette lettre se trouve aussi dans la collection Montalembert (voyez l'Avertissement), avec quelques variantes trop insignifiantes pour que nous ayons cru devoir les indiquer sous le texte.
a Voyez t. V. p. 41, et t. XVIII, p. 199.