<369>vous ferez, cet hiver, le reste, qui n'est pas considérable. Faites des vœux pour que malheur ne vous arrive. Je suis si accoutumé aux catastrophes, que j'appréhende sans cesse les événements futurs. Catt, qui n'appréhende rien, va à Berlin pour négocier. Pour moi, je tiens ce hasarda tout aussi grand que celui que j'ai à courir; mais il ne faut point le tirer des douces illusions qu'il se fait. C'est toujours un grand bien que d'être heureux en imagination. Il n'y a, à le bien considérer, que cette façon de l'être dans le monde. Qu'importe, après tout, que ce soit le mensonge ou la réalité qui nous procure notre contentement, pourvu que notre vie s'écoule agréablement? Le reste, à mon avis, est égal. Toutefois, je ne m'oppose point à ceux qui ont un avis contraire, et je n'étendrai pas sur eux mes censures, ni ne les excommunierai.
Je passe ma vie avec mes fichus prêtres. J'ai commencé aujourd'hui le vingt-neuvième volume. J'en suis au concile de Trente, à Charles-Quint, à François Ier, à Henri VIII, à Gustave Wasa, Soliman, Érasme, les cardinaux Bembe et Sadolet. Quel siècle! Il aurait été beau d'être né alors. Le siècle stérile où nous vivons ne produit que des Choiseuls, des Butes, des Mainvillers,a des imbéciles de commandants qui se font enlever leurs places en deux heures,b des Sémiramis qui égorgent leurs maris, en un mot, un tas de misérables avec lesquels on est honteux de vivre. Mais basta, je n'en dirai pas davantage; votre imagination provençale grossira le catalogue comme elle le jugera à propos. Je commence à devenir assez bon théologien pour pouvoir dresser dans les formes une bulle d'excommunication, disputer joliment, sans m'entendre, sur la substantialité du Verbe, les trois Maries,c
a Allusion au mariage de M. de Catt, qui fut célébré à Berlin le 9 novembre 1762.
a Genu Soalthat de Mainvillers, chevalier de Malte, copiste ou collaborateur du marquis d'Argens, avec lequel il se brouilla dans la suite. Cet aventurier publia entre autres la Pétréade, ou Pierre le Créateur (Pierre le Grand), poëme en dix chants. Amsterdam, 1762.
b Loudon avait enlevé Schweidnitz au général de Zastrow, le 1er octobre 1761.
c Allusion aux trois femmes qui, d'après l'Évangile selon saint Jean, chap. XIX, v. 25, assistaient au crucifiement de Notre-Seigneur : Marie, mère de Jésus, Marie, femme de Cléopas, et Marie-Madeleine. Voyez, aussi saint Matthieu, chap. XXVII, v. 56 et 61, et saint Marc, chap. XV, v. 40 et 47.