<397>assoupisse mollement vos sens, et vous plonge, après une douce léthargie, dans un sommeil profond et paisible; que deux mois de séjour continuel dans votre lit réparent les fatigues énormes d'un rude voyage; et que les anges qui transportèrent la maison de la reine du ciel du fond de la Palestine au rivage de Loretto vous soulèvent sur leurs ailes, et, traversant doucement les airs, vous ramènent sans incommodité d'Éguilles à Potsdam. Voilà les vœux que je forme pour vous, et j'espère que sainte Hedwige, ma patronne,a les exaucera. Adieu, mon cher; on vous attend ici avec impatience.
296. AU MÊME.
Le 18 mars 1765.
Je reçois votre lettre, mon cher marquis, sans date, de sorte que je pourrais supposer qu'elle est des ruines de Carthage, ou de Cochinchine; mais ce qui me fait présumer que vous êtes en Provence, c'est que, depuis votre départ, toutes les gazettes sont pleines d'un monstre qui fait des ravages affreux dans la Provence.a Ce ne peut être que vous, car, en qualité de Prussien, vous devez passer pour un monstre en France, au moins à Versailles, et, quand même cela ne serait pas, peut-être vous a-t-on vu enveloppé dans votre redingote, avec votre capuchon et votre mouchoir devant le nez, et j'avoue que c'est là une figure assez monstrueuse pour qui n'y est pas accoutumé. Les gazettes disent que vous dévorez des enfants et des femmes. Fi! où avez-vous pris cette vilaine coutume? Cela ne vous est jamais arrivé depuis que je vous ai connu; mais on change de mœurs en voyageant. Au défaut de cela, de janséniste que vous étiez vous vous êtes fait jésuite, parce que votre frère d'Éguilles l'est, et qu'il vous a donné je ne sais quelle métairie pour vous corrompre. Vous êtes, marquis, dans le cas du proverbe : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. Je crois bien que vous faites quelquefois le malade, mais c'est pour courir les bois et donner l'épouvante à toute une province. Non content d'avoir mis en rumeur la Provence, vous voulez porter le trouble à Paris; mais que dira mon frère le très-chrétien roi de France, s'il apprend que mon chambellan, ce monstre, vient pour dévorer les enfants du parc de Versailles, du bois de Sénard et de la forêt de Fontainebleau? On a envoyé contre vous un escadron de dragons en Provence; à Paris, on fera marcher les gardes françaises, et, quelque adresse, à ce qu'on dit, que vous ayez à sauter de branche en branche, les coups de fusil pourront vous attraper. Si même vous contenez cette voracité, et que, en allant à Paris, vous vous contentiez de vous nourrir de poissons et de viande, comme tous les honnêtes gens qui habitent ce globe, quel bruit ne feront pas les gazetiers! Ces gens ont dit que vous étiez chargé de commissions si secrètes, que je les ignore; en vous sachant à Paris, ils donneront une couleur à leurs mensonges, et les accréditeront dans le public. Tout le corps diplomatique sera ému en apprenant votre arrivée; les espions de trotter, et les fausses conjectures de s'étendre. Ce seront là les fruits de votre voyage, et puis qu'y ferez-vous? Vous avez une rente sur l'hôtel de ville, qu'on vous paye régulièrement. Vous voulez parler à vos amis? Vous pouvez faire la même chose en vous arrêtant à un village proche de la ville, où les gens auxquels vous avez affaire viendront vous trouver. Vous ferez bien de retomber par Bruxelles sur Wésel; mais, pour Dieu, ne dévorez point d'enfants dans votre voyage. La viande est à bon marché, vous pourrez en avoir partout; et, si votre imagination s'est échauffée au soleil ardent de Provence au point de vous faire jouer le monstre, que le soleil flegmatique de la Westphalie rafraîchisse votre tête au point de vous rendre, à votre retour, tel que je vous ai vu partir. Je vous attends, marquis, au mois de septembre; encore aurez-vous fait une prodigieuse diligence, car, autant que je m'en souviens, les trois rois ne faisaient en quinze jours que treize milles.
a Voyez ci-dessus, p. 397.
a Ce monstre, dont Frédéric parle aussi dans sa lettre à d'Alembert, du 24 mars 1760, était un loup d'une grandeur extraordinaire, dont l'imagination du peuple avait fait une hyène, et qu'on appelait la bête du Gévaudan.