54. AU MARQUIS D'ARGENS.
(Zuckmantel) 2 mai 1759.
Je reçois ici votre lettre, mon cher marquis, dans un temps où je me croyais toutefois oublié de vous. Les affaires ont été bien pour nous en Bohême, mais rien de décisif n'est arrivé encore. Je suis accouru ici pour accoler de Ville, que j'ai trouvé au moment qu'il rentrait dans les gorges des montagnes. Je n'ai pu lui faire grand mal; on lui a pris prisonnier ou haché en pièces un bataillon de pandours. Ce n'était pas la peine de remuer tant de troupes pour si peu de chose. L'aventure du prince Ferdinand a été malheureuse, et nous met en de grands embarras de ce côté-là. Je retourne aujourd'hui à mon trou, à Landeshut, et, selon toutes les apparences, la campagne va s'ouvrir bientôt sérieusement. Je ne manquerai ni de fermeté ni de courage, mais de vous dire si cela sera suffisant pour nous tirer du labyrinthe où nous sommes, c'est de quoi je ne suis pas persuadé du tout. Ce seront les mois de juillet et d'août qui seront les plus critiques; il faudra non plus de petits miracles, mais de grands, mais des anges destructeurs qui égorgent des armées, mais le feu du ciel et des volcans qui consument des hordes de barbares entières. Voilà, mon cher, comme nous pourrons encore nous tirer de la situation critique où nous sommes. Si le malheur nous en veut, nous périrons; mais nous sauverons notre honneur, et voilà tout. Mon grand embarras est celui-ci : les années précédentes, nos ennemis n'ont jamais agi ensemble, de sorte qu'on pouvait les battre les uns après les autres. Cette année-ci, ils veulent faire leurs efforts en même temps. S'ils l'exécutent, vous n'avez qu'à faire mon épitaphe et fréter votre vaisseau pour la Jamaïque.
Vous vous plaignez, mon cher, de votre jambe. Cela empêche-t-il vos doigts d'écrire? Allons, allons, une bonne brochure contre l'infame;a cela sera bon, et vous combattrez ainsi sous nos étendards. Le pape a donné je ne sais quelle toque à Daun;b
a Voyez t. XII, p. 128; t. XIII, p. 124 et 196; t. XIV, p. 83; et t. XV, p. 23, 24, 25, 26 et 27.
b Voyez t. XV, p. X et p. 132.