67. AU MARQUIS D'ARGENS.
Fürstenwalde, 20 (août 1759).
Quelque envie que j'aie de vous voir, mon cher marquis, je trouve ma situation si affreuse, que je n'ai garde d'y associer personne. Restez à Berlin, ou plutôt retirez-vous à Potsdam. Il arrivera dans peu quelque catastrophe, et il ne faut pas que vous en souffriez. Si les choses prennent une bonne tournure, vous serez dans quatre heures de retour à Berlin. Si le malheur nous poursuit, allez à Hanovre ou à Celle, d'où vous pourrez pourvoir à votre sûreté. Je vous proteste que, à cette dernière action, j'ai fait humainement ce qui m'a été possible pour vaincre; mais mes gens m'ont abandonné, et il ne s'en est pas fallu de beaucoup que je ne fusse tombé dans les mains des barbares.a Je n'entre point dans le détail de ce qui rend ma situation aussi cruelle. Je n'en dis rien; le mal ne doit être que pour moi, et le bien pour le public. Croyez qu'il faut avoir quelque chose de plus que de la fermeté et de la constance pour se soutenir où je suis. Mais, je vous le dis franchement, si malheur m'arrive, ne comptez point que je survive à la ruine et à la désolation de ma patrie. J'ai ma façon de penser, je n'imite ni Sertorius, ni Caton; je ne pense point à la gloire, mais à l'État, et, après lui avoir tout sacrifié, s'il succombe malgré mes soins, je dois me décharger du fardeau de la vie, qui déjà depuis longtemps me pèse et m'importune.
Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,
La vie est un opprobre, et la mort un devoir.b
Adieu, cher marquis. Attendez l'événement, et, quoi qu'il arrive, souvenez-vous d'un ami qui vous aime sincèrement.
a Voyez t. V, p. 21.
b Voyez t. XII, p. 60, où le Roi a varié ces deux vers de Mérope.