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111. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 16 mars 1760.



Sire,

S'il était vrai que je vous parlasse en courtisan,152-a je serais charmé de l'avoir fait, puisque j'aurais occasionné par là les beaux, mais très-beaux vers que vous m'avez fait la grâce de m'envoyer. Vous allez encore dire que je cherche à vous flatter; je vous répondrai que j'aime encore mieux que vous m'accusiez de flatterie que si ma conscience me reprochait le mensonge. Je prends la liberté de dire à V. M. ce que je pense; ma bouche est l'interprète de mon cœur. Vous croyez avoir fait des fautes; moi, je pense au contraire que vous avez réparé celles des autres. J'ai pour moi aujourd'hui la saine partie du public; la postérité décidera dans l'avenir qui de vous ou de moi a raison. Je suis convaincu que V. M. en sera admirée, et qu'elle prendra votre défense contre vous-même. Nous ne finirons jamais, Sire, sur cet article; nous le discuterons un jour à Sans-Souci, après la paix, que nous aurons peut-être plus tôt que vous ne l'espérez. Combien d'événements imprévus ne peuvent pas survenir, qui donneraient à l'Europe cette paix qui lui est si nécessaire, et qu'elle attend avec impatience!

V. M. m'a ordonné de lui écrire toutes les balivernes; en voici une. Votre cuisinier Champion ne vous fera plus des ragoûts ni trop salés, ni trop poivrés. On lui a coupé rasibus ce qui servit au premier homme à peupler le genre humain; il en est mort le troisième jour. On dit dans toute la ville que le chirurgien qui a fait l'opération, et qui est une espèce de fou (c'est un nommé Coste), a mis entre deux assiettes ce qu'il avait coupé, et l'a envoyé à une femme, nommée Le Gras, que Champion entretenait. Cette mauvaise plaisanterie met ici en rumeur toutes les femmes et tous les dévots. Au reste, V. M. perd fort peu à la mort de Champion. Actuellement qu'il n'est plus, je puis en parler naturellement à V. M., sans craindre de lui nuire. C'était un fort mauvais sujet, qui s'était très-mal comporté pendant le temps qu'il <137>y avait à Berlin des officiers français et autrichiens; il les avait pris à l'auberge chez lui, et tenait devant eux, tous les jours, des discours qui auraient mérité qu'il fût à la brouette. On me les avait redits, et je le fis avertir que je le dénoncerais au commandant. Il me promit de se corriger, et je crus qu'il me tiendrait parole; mais j'ai appris, par ceux qui m'ont raconté sa mort, qu'il avait toujours continué sa première conduite. Vous voyez, Sire, que le ciel l'en a puni plus sévèrement que vos juges n'auraient fait, car certainement ils ne l'auraient pas fait châtrer. Niez à présent une providence sublunaire. Voilà des exemples bien parlants, et qui valent bien autant que tous ceux sur lesquels les théologiens fondent tant de mauvais raisonnements. Que vous les dépeignez bien, Sire, ces ignorants fanatiques, dans les vers charmants que vous avez faits au sujet du Dictionnaire des prétendus athées!

Je ne doute plus, Sire, que l'édition de vos ouvrages n'ait été laite sur une copie volée sur un des exemplaires qui se trouvaient à Paris, parce que l'édition de Hollande154-a n'est qu'une copie de celle qu'on a faite à Paris.154-b Il y a déjà plusieurs exemplaires de celle de Hollande à Berlin; elle ne contient, à ce que l'on m'a dit, que quelques odes, plusieurs Épîtres, et le poëme sur la guerre. Tout cela est de la plus grande beauté; et, à parler naturellement à V. M., je ne suis fâché que de l'action du voleur et point du tout du vol, puisque ce livre sera les délices de tous les gens qui pensent, et les éléments du bon sens pour tous ceux qui voudront apprendre à penser. J'ai l'honneur, etc.


152-a Voyez t. XII, p. 151.

154-a Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Potsdam, et se trouve à Amsterdam, chez, J.-H. Schneider, 1760, trois cent huit pages in -8. Voyez t. X, p. II.

154-b On voit, par deux lettres du duc de Choiseul adressées à M. de Malesherbes, directeur de la librairie, et insérées dans le Constitutionnel du lundi 2 décembre 1850, no 336, que non seulement ce ministre protégea cette contrefaçon clandestine des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, mais qu'il alla même jusqu'à dresser de sa main la liste des corrections et modifications à y introduire.