136. AU MARQUIS D'ARGENS.

Radebourg, 21 juin 1760.

Tout ce que vous me dites, mon cher marquis, ne me persuadera jamais que notre situation soit bonne. La fortune est contre moi : j'ai passé l'Elbe, j'ai voulu attaquer Lacy avant-hier; mais il s'est retiré fort à propos. Voilà comme mes projets échouent les uns après les autres. L'armée des cercles arrive demain à Dresde, où on la laissera, et Daun gagne alors une si grande supériorité sur moi, que je ne puis rien augurer de bon de tout ceci. Loudon assiége Glatz; il n'y a qu'une poignée d'hommes en Silésie, qui ne peut porter des secours. Je périrai par tous les côtés. La politique m'est tout aussi contraire que la guerre; je ne puis réussir en rien dans les choses que j'entreprends, et je me prépare à tout ce que la fatalité de mon sort me fait prévoir de funeste. Vous ne voyez les objets que de loin, vous ne savez les choses qu'à demi, ce qui produit en vous une sécurité que vous n'auriez pas, si l'évidence de la vérité vous frappait. Soyez très- sûr que, s'il n'arrive pas quelque miracle, nous sommes perdus; <180>si cela traîne jusqu'au mois de septembre, ce sera beaucoup. Tout l'art et toute l'habileté d'un général se trouvent courts dans la situation où je suis; il faudrait des événements surnaturels, et vous savez que de ceux-là il ne s'en fait plus. Enfin je me trouve dans la plus affreuse situation où un souverain puisse être; je me vois dépérir insensiblement, comme un hydropique qui compte de jour en jour les progrès de sa maladie, et qui, voyant les froids avant-coureurs de la mort lui enlever successivement ses membres, attend d'un moment à l'autre qu'elle lui porte le dernier coup au cœur. Votre porcelaine est partie, et doit être arrivée à Berlin. Servez-vous-en, si cela vous fait plaisir, et ne vous flattez pas trop par des espérances incertaines, qui pourraient vous jeter dans une étrange erreur. Adieu, mon cher; je vous embrasse.