170. DU MARQUIS D'ARGENS.
Le 23 avril 1761.
Sire,
La dernière lettre de Votre Majesté a soulagé la tristesse que m'avaient causée les deux avant-dernières, celle où V. M. me <224>parlait de l'expédition de la Hesse, et celle où elle m'apprenait la rupture de l'échange. Quant à l'affaire de la Hesse, je la regarde aujourd'hui, malgré le peu de réussite qu'elle a eu, comme très-utile, parce que je ne doute pas que la perte des magasins, l'argent qu'il faut pour en former de nouveaux dans un pays entièrement ruiné et dévasté, ne soit une des raisons qui ont fait offrir la suspension d'armes aux Français, dans un temps où ils paraissaient avoir une si grande supériorité par leur nombre sur le prince Ferdinand.
Quant à la rupture de l'échange des prisonniers, je dirai naturellement à V. M. que je m'y suis toujours attendu. L'histoire des trois derniers siècles m'a appris à connaître la maison d'Autriche. La base de son système est établie sur une fausseté dont elle a toujours fait usage, même dans les occasions où elle n'avait pas besoin d'y avoir recours. Je suis très-convaincu que l'on s'était flatté à Vienne que vous recruteriez vos armées avec moins d'ardeur, si vous comptiez sur l'échange; mais V. M. n'a pas été la dupe de ces mauvaises finesses, et je suis plus qu'assuré que les Autrichiens perdent autant qu'elle à la rupture de l'échange.
Voilà, Sire, tout le côté de Halberstadt, de Magdebourg, de la Nouvelle-Marche tranquille, et qui n'aura rien à craindre pendant que vous serez occupé contre les ennemis qui vous restent. L'inaction des Français est une chose excellente par elle-même aujourd'hui, et, dans la suite, par les effets qu'elle produira immanquablement. Après le pas que font les Français d'offrir la paix aux Anglais, ils ne s'arrêteront pas dans leurs projets pour faire plaisir aux Autrichiens, qui doivent être au désespoir du commencement de la négociation avec les Anglais. Voilà la fin de la ligue de Cambrai, et j'ai toujours bien cru que cette guerre n'en aurait point d'autre.
Je conçois, par la façon dont V. M. me fait la grâce de me parler, qu'elle va incessamment ouvrir la campagne et se couvrir de gloire jusqu'à ce que ses ennemis soient réduits au point d'être plus raisonnables. Pendant, Sire, que vous ferez des marches et des contremarches, que vous gagnerez des batailles, je traduirai Plutarque le mieux qu'il me sera possible, pour vous l'offrir dans un français qui vous paraisse plus supportable que celui <225>d'Amyot.252-a Je prendrai la liberté de me servir de votre copiste; je le logerai chez moi, où il sera, pour me servir du vers de Regnard,
Alimenté, rasé, désaltéré, porté.252-bJe compte passer cet été dans une maison de campagne à cinq milles de Berlin, et travailler dans la plus grande tranquillité. Mon hôte s'est aussi avisé de vendre à Berlin la maison que j'habite, et, puisqu'il faut que je déloge, je ferai transporter tout de suite mes meubles à Potsdam; et, quant à moi, j'ai accepté l'offre qu'on m'a faite de me donner une maison de campagne entre Potsdam et Barnewitz, où je pourrai me promener et respirer un bon air. V. M. ne doit pas être inquiète sur les lettres que j'aurai l'honneur de lui écrire. Voici, jusqu'à ce que j'aie le bonheur de la revoir, la dernière où je lui parlerai d'autre chose que de littérature. Lorsque je partirai pour la campagne, dans douze ou quinze jours, j'aurai l'honneur de le faire savoir à V. M. Elle pourra toujours m'adresser ses lettres à Berlin; le maître de poste me les enverra à Barnewitz, dont je ne serai éloigné que d'un quart de mille. J'ai l'honneur, etc.
252-a Jacques Amyot, l'éloquent et naïf traducteur de Plutarque, naquit en 1513, et mourut en 1593.
252-b Le Joueur de Regnard, acte III, scène IV.