171. AU MARQUIS D'ARGENS.
(Hausdorf) 13 mai 1761.
J'ai bien des nouvelles à vous apprendre, mon cher marquis, et, pour satisfaire votre curiosité, je commence par la politique. Les Français et leurs alliés ont enfin lâché leur déclaration à Londres, avec cette différence de celle qui nous est venue de Suède, que les Français offrent aux Anglais une suspension d'armes, et que les barbares et les Avares se contentent de proposer un congrès à <226>Augsbourg. Vous jugerez d'abord de là que la paix avec les Anglais et les Français réussira, et que nous resterons les derniers sur le théâtre du carnage, à spadassonner et ferrailler avec cette nuée d'ennemis qui nous restent. J'enverrai au congrès, puisque nos ennemis le proposent, mais je n'y crois pas plus qu'à la transsubstantiation. Attendez-vous donc à voir, pendant cet été et cet automne, renouveler toutes les scènes de l'année passée. Jugez quelle tâche il me reste à remplir. Nous avons encore eu quelque petit succès contre les cercles; c'est si peu de chose, que je n'en parle pas. Tant que nous ne déferons pas des trente mille hommes, tous nos avantages ne sont que des bibus.
Passons aux nouvelles littéraires. Je porte de la nouvelle tragédie de Voltaire un jugement tout pareil au vôtre. Certainement ce n'est pas une des bonnes pièces de l'auteur. L'Épître dédicatoire est d'un faquin qui souffle le froid et le chaud, dont les flatteries et les injures sont mercenaires. L'on s'aperçoit d'abord qu'il loue cette femme pour qu'elle protége sa nouvelle tragédie. Comparez de certains vers de la Pucelle254-a avec cette Épître dédicatoire, et avouez qu'il faut être un faquin pour se déshonorer par de telles contradictions. Je viens d'achever l'ouvrage de de Thou, dont je suis très-content pour la tissure de l'ouvrage, comme pour le style. C'est un livre qui n'est ni trop diffus, ni trop resserré, très-instructif et agréable à lire. C'est tout ce qu'on peut exiger d'un bon ouvrage. Mais, mon cher marquis, vous en savez plus que moi, et vous n'avez pas besoin de mon jugement pour vous étayer, et d'ailleurs, je ne suis pas un auteur grave, comme le sont ceux sur qui les casuistes s'appuient.254-b Malgré toutes mes lectures, je ne saurais apaiser l'inquiétude de mon esprit; la crise dans laquelle je me trouve dure trop longtemps, et les dangers et le péril restent les mêmes. Mais je ne veux pas vous noircir l'imagination par toutes les idées fâcheuses et sinistres qui me passent par l'esprit. Il faut que chacun remplisse son sort, et se soumette à la fatalité qui enchaîne les événements <227>et force les hommes à les essuyer sans qu'ils puissent les éviter. Ceci sent bien le dogme d'un calviniste. Y a-t-il une prédestination, n'y en a-t-il pas, je n'en sais rien. Je ne crois guère que la Providence se mêle de nos misères; mais je sais à n'en pas douter, par expérience, que les conjonctures forcent les hommes dans les partis qu'ils prennent, qu'ils n'influent point dans l'avenir, qu'ils font des projets dont le vent se joue, et qu'il arrive souvent le contraire de ce qu'ils avaient imaginé et résolu. Je viens de reprendre les hémorrhoïdes fluides; ce maudit mal m'excède et me fatigue prodigieusement. Je ressemblerai bientôt à Job de mille maux atteint.255-a Mais c'est trop vous parler de ce qui me regarde; j'aurais été plus retenu sur cet article, si je ne savais la part que vous y prenez. Adieu, mon cher marquis; aimez-moi toujours, car je suis bon diable, et ne m'oubliez pas.
254-a Voyez la Pucelle de Voltaire, chant II, vers 207-217. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XI, p. 38 et 39.
254-b L''auteur grave rappelle les Provinciales de Pascal, où ce terme est souvent répété, p. e. dans la cinquième et la sixième Lettre.
255-a Le fameux
sonnet de Job
, par Benserade, commence par ce vers :Job, de mille tourments atteint.