205. AU MARQUIS D'ARGENS.
Breslau, 13 décembre 1761.
S'il ne s'agissait que de corriger mon Épître, les petits changements que vous exigez seraient faits bien vite. Il y a une multitude d'affaires à présent, qui toutes demandent une grande attention. J'ai répondu en chiffre à la personne dont vous m'avez <272>fait écrire, et je m'en rapporte à votre commandant, qui vous en informera. Il ne manquait à ce siècle monstrueux que de voir Porporino père, pour réunir les contre-sens en politique comme en physique. Après tout ce que j'ai vu arriver, je m'attends à tout, et je ne m'étonne plus de rien. Je loge ici, marquis, parmi les décombres et les ruines, dans ma maison, dont quelques chambres sont raccommodées et les autres sens dessus dessous. Les livres qui me sont venus de Berlin sont ma consolation et mon amusement; je vis avec eux, et je borne là ma compagnie et mon passe-temps. J'ai lu les Beaux-arts réduits à un seul principe. Ce livre est plein de bonnes instructions pour les jeunes gens; cependant il y a certains points dont je ne tombe pas d'accord avec Batteux. Je suis persuadé, si vous l'avez lu, que vous n'approuverez pas tout ce qu'il dit sur l'harmonie et sur les sons imitatifs; le procumbit humi bos de Virgile305-a a été fait sans penser que cela imitait les sons de la lenteur d'un bœuf ou d'un animal qui tombe, le traçât à pas tardifs un pénible sillon de Boileau305-b a l'avantage des termes propres. Voilà à quoi Virgile et tout bon poëte pense, et non à imiter les sons, sans quoi Rousseau l'emporterait sur Racine par son bre que que koacs.305-c D'ailleurs, le professeur, amoureux du grec, donne en tout la palme à Homère sur Virgile; il relève avec opiniâtreté quelques défauts connus de Virgile, et fait grâce et dissimule les fautes du Grec. J'en crois sur le goût plutôt l'impression qu'un ouvrage fait sur mon âme que tous les raisonnements d'un savant. Il est sûr que Virgile amuse, et qu'Homère ennuie. Il y a de belles peintures dans Homère; il a été le premier : voilà ses avantages. Mais il ne parle que deux fois au cœur, l'une dans le congé d'Hector et d'Andromaque, l'autre quand Priam redemande le corps de son fils à <273>Achille;305-d au lieu que le poëte latin est rempli de grâces touchantes et variées d'un bout à l'autre. Je juge à peu près de même de Corneille et de Racine. De grands sentiments seuls, quoique exprimés fortement, ne font pas une tragédie, et Corneille n'a eu que cela; au lieu que la disposition, l'enchaînement des scènes et une élégance continue font le mérite de Racine. J'ai lu hier l'Alceste et l'Amasis de La Grange; ce sont deux pièces abominables, où les acteurs s'énoncent pour la plupart en insensés, qui manquent de vraisemblance et de caractères soutenus; les vers faibles et mauvais; enfin cette lecture m'a bien fait rabattre de l'idée que j'avais de la réputation de l'auteur. Vous n'avez eu proprement en France que trois poëtes tragiques, Racine, Crébillon et Voltaire; les autres ne sont pas soutenables.
J'ai ici un Discours d'Othon après la bataille de Bédriac, et un Discours de Caton à Utique, que je vous enverrai dès que je croirai pouvoir le faire. Je vous recommande, en attendant, à la garde de la Providence, en vous assurant, mon cher marquis, que mon avant-dernière pensée sera à vous. Adieu.
305-a Énéide, liv. V, v. 481.
305-b Boileau dit dans son
Épître III, A M. Arnauld, docteur de Sorbonne
, v. 58-60 :Le blé, pour se donner, sans peine ouvrant la terre,
N'attendait point qu'un bœuf, pressé de l'aiguillon.
Traçât à pas tardifs un pénible sillon.
305-c J.-B. Rousseau, dans la fable du Rossignol et la Grenouille, imite ainsi le coassement de celle-ci :
Brre ke ke kex koax koax.
305-d Iliade, chant VI, v. 405 et suivants, et chant XXIV, v. 477 et suivants.