259. AU MARQUIS D'ARGENS.
Août 1762.
Votre lettre m'a trouvé, mon cher marquis, dans les travaux de l'enfantement. Je dois accoucher de Schweidnitz; je suis obligé de le couvrir de tous côtés contre ce Daun, qui fait rôder une douzaine de ses subdélégués pour faire échouer notre entreprise. Cela m'oblige à une attention perpétuelle sur les mouvements de l'ennemi et sur les nouvelles que je tâche de me procurer. Vous pouvez juger par là que ma pauvre tête n'est guère poétique. Ce vers que vous reprenez sera corrigé sans faute, c'est un rien; mais je demande du délai jusqu'à la fin de notre siége, qui d'ailleurs va bien jusqu'ici. Je n'ai, je vous jure, aucune vanité, et je donne tant de part au hasard et aux troupes dans la réussite de mes entreprises, que je n'ai point la manie des postillons; cependant, s'il vous en faut pour vous réjouir, il y en aura sans faute. Les gazetiers vous ont menti, selon leur noble coutume. Cette nouvelle a été mise par la cour de Varsovie dans les papiers publics, pour tranquilliser la nation sur la marche du Kan, qui frise leurs frontières. Je ne vous dirai rien pour cette fois du Pont ni de l'empire d'Orient. Je suis si las d'annoncer l'avenir, que je ne veux plus vous écrire que des faits; donnez-vous donc encore un peu de patience. Je borne à présent toute mon attention à l'opération que j'ai entreprise. Il y a, je vous assure, de quoi donner de l'occupation à un jeune homme; mais quelle vie pour un pauvre vieillard usé et cassé comme moi, dont la mémoire diminue, et qui voit dépérir ses sens et la force de son esprit! Il y a un temps pour tout dans notre vie. A mon âge, mon cher marquis, des livres, de la conversation, un bon fauteuil et du feu, voilà tout ce qui me reste, et, peu de moments après, le tombeau. Adieu, mon cher marquis; vivez heureux et tranquille, et ne m'oubliez pas.