277. AU MÊME.

Péterswaldau, 30 octobre 1762.

Voici un changement de décoration, mon cher marquis. Je pars pour la Saxe; je compte être le 8 de novembre à Meissen, et de me battre, s'il le faut, envers et contre tous ceux qui voudront m'empêcher de nous joindre. Je fais les trois quarts du chemin; <369>vous ferez, cet hiver, le reste, qui n'est pas considérable. Faites des vœux pour que malheur ne vous arrive. Je suis si accoutumé aux catastrophes, que j'appréhende sans cesse les événements futurs. Catt, qui n'appréhende rien, va à Berlin pour négocier. Pour moi, je tiens ce hasard414-a tout aussi grand que celui que j'ai à courir; mais il ne faut point le tirer des douces illusions qu'il se fait. C'est toujours un grand bien que d'être heureux en imagination. Il n'y a, à le bien considérer, que cette façon de l'être dans le monde. Qu'importe, après tout, que ce soit le mensonge ou la réalité qui nous procure notre contentement, pourvu que notre vie s'écoule agréablement? Le reste, à mon avis, est égal. Toutefois, je ne m'oppose point à ceux qui ont un avis contraire, et je n'étendrai pas sur eux mes censures, ni ne les excommunierai.

Je passe ma vie avec mes fichus prêtres. J'ai commencé aujourd'hui le vingt-neuvième volume. J'en suis au concile de Trente, à Charles-Quint, à François Ier, à Henri VIII, à Gustave Wasa, Soliman, Érasme, les cardinaux Bembe et Sadolet. Quel siècle! Il aurait été beau d'être né alors. Le siècle stérile où nous vivons ne produit que des Choiseuls, des Butes, des Mainvillers,415-a des imbéciles de commandants qui se font enlever leurs places en deux heures,415-b des Sémiramis qui égorgent leurs maris, en un mot, un tas de misérables avec lesquels on est honteux de vivre. Mais basta, je n'en dirai pas davantage; votre imagination provençale grossira le catalogue comme elle le jugera à propos. Je commence à devenir assez bon théologien pour pouvoir dresser dans les formes une bulle d'excommunication, disputer joliment, sans m'entendre, sur la substantialité du Verbe, les trois Maries,415-c <370>le purgatoire, la justification, le célibat des prêtres et autres graves billevesées où la raison n'entend rien. Vous direz que je devrais plutôt m'appliquer à devenir bon général; j'en conviens, mais l'autre est plus aisé, et l'on met plutôt dans sa tête des formules de vaines disputes que la capacité, les soins et la vigilance continuelle qu'exige le commandement des armées. Je fais donc comme je puis, mon cher marquis, et, si je me vois ruiné et réduit à l'hôpital par la guerre, je pourrai encore gagner ma vie en me faisant sorboniqueur. Le vœu de continence ne coûte rien à mon âge; je suis prêt à radoter, et un théologien le peut en bonne conscience, car personne n'exige de lui le sens commun. Vous trouverez, en lisant ma lettre, qu'il ne m'en reste guère; mais j'ai l'esprit si inquiet et la tête si remplie, qu'il doit y paraître, quand même je voudrais le dissimuler. Adieu, mon cher marquis; ne purgez plus, portez-vous bien, et réjouissez-moi cet hiver par votre présence.


414-a Allusion au mariage de M. de Catt, qui fut célébré à Berlin le 9 novembre 1762.

415-a Genu Soalthat de Mainvillers, chevalier de Malte, copiste ou collaborateur du marquis d'Argens, avec lequel il se brouilla dans la suite. Cet aventurier publia entre autres la Pétréade, ou Pierre le Créateur (Pierre le Grand), poëme en dix chants. Amsterdam, 1762.

415-b Loudon avait enlevé Schweidnitz au général de Zastrow, le 1er octobre 1761.

415-c Allusion aux trois femmes qui, d'après l'Évangile selon saint Jean, chap. XIX, v. 25, assistaient au crucifiement de Notre-Seigneur : Marie, mère de Jésus, Marie, femme de Cléopas, et Marie-Madeleine. Voyez, aussi saint Matthieu, chap. XXVII, v. 56 et 61, et saint Marc, chap. XV, v. 40 et 47.