280. DU MARQUIS D'ARGENS.
Berlin, 10 novembre 1762.
Sire,
La meilleure façon, selon mon petit jugement, c'est de faire marcher d'un pas égal la politique avec la guerre, c'est de continuer à battre vos ennemis et à les mener aussi vertement que vous avez fait cette campagne. On répand dans ce moment la nouvelle, comme certaine, que les préliminaires sont signés entre la France, l'Angleterre et l'Espagne; on dit même que le courrier qui en porte la nouvelle à V. M. doit avoir passé le 5 de ce mois à Rotterdam. Si cela est vrai, quelque condamnable que soit la conduite de Bute, elle ne me surprend pas, parce que je l'ai prévue dès que M. Pitt quitta le ministère. Une chose me console : c'est que, les armes étant journalières, après bien des victoires, le prince Ferdinand pouvait perdre une bataille, et en ce cas nous aurions eu des Français à Halberstadt et tout le long de l'Elbe, et peut-être de plus grands embarras. Si tous les Français s'en retournent, quand même ils remettraient Wésel aux <373>Autrichiens, c'est une épine de moins dans notre chemin. Je ne crains guère les Autrichiens seuls, et le succès de votre campagne est une preuve que mon sentiment est fondé sur l'expérience.
Vous me demandez, Sire, pourquoi depuis quelque temps je purge toujours, et la raison pourquoi mes boyaux sont relâchés. C'est que je purge l'enlèvement de Schweidnitz dans deux heures, la prise de Colberg, et la malheureuse fin de Pierre III. A chacun de ces événements, j'ai fait une maladie à tuer un cheval vigoureux. Jugez de l'effet que cela a produit sur mon corps déjà affaibli. J'ai, Sire, cinquante-neuf ans; je suis né le 24 de juin, l'an quatre de ce siècle; et, lorsque vous vous appelez vieux, jugez donc comment je dois me regarder. Cependant je ne doute pas, Sire, que je ne puisse faire le voyage de Leipzig, et même sans aucun risque; car je travaille sérieusement, depuis quelques jours, à me remettre, et, quoique vous me traitiez de glouton, je vis aussi sobrement qu'un novice capucin. Avec ce régime et quelques remèdes fortifiants, mon médecin m'a donné sa parole que je serai remis pour le 1er de décembre, qui est le jour que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire devoir être celui de mon départ; je me suis donc arrangé en conséquence.
M. de Catt se maria hier.419-a Il a eu le bon sens de faire son mariage sans cérémonie, et n'a prié que ses plus proches parents. En vérité, il n'y a qu'une seule voix dans le public sur sa femme; tout le monde en dit mille biens, et je crois qu'il sera véritablement heureux. Je pense qu'il n'y a rien, en général, de si mauvais que les femmes; mais, lorsqu'on est assez heureux pour en avoir une bonne, c'est un grand bien pour un simple particulier, quelque philosophe qu'il soit. Que serais-je devenu sans les secours que j'ai trouvés dans la mienne depuis trois ans? Il y a longtemps que je serais enterré. Le mal, à la vérité, serait fort petit pour le public, mais grand pour moi, qui ai tant souhaité depuis deux ans de pouvoir encore avoir le bonheur de vous revoir. J'ai l'honneur, etc.
419-a Voyez ci-dessus, p. 380 et 414.