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2. DE LA MARQUISE D'ARGENS.

Éguilles, près d'Aix, 19 mars 1771.



Sire,

Depuis deux mois que j'ai perdu mon mari, on ne cesse de me recommander d'écrire partout qu'il est mort comme un saint, lorsque la vérité veut que je dise simplement qu'il est mort comme un sage. On a abusé de ma douleur pour offusquer ma raison. Sire; elle l'était au point qu'il a fallu que je me fisse violence pour obéir aux ordres de V. M., qui me demandait compte de la vérité. Je le lui ai rendu fidèlement, mais je crains d'avoir affaibli le tableau par le mélange de couleurs étrangères; j'ai perdu le flambeau qui m'éclairait si bien. C'est à la lumière de vos précieuses lettres, Sire, que j'ai recouvré cette fermeté qui jusque-là m'avait abandonnée. Permettez, Sire, que je répare le tort que des expressions trop ménagées ont pu faire à la mémoire de mon mari. Je puis dire de lui, Sire, avec l'éclat que demande la vérité, ce que V. M. dit du général de Goltz :480-a Caton n'est pas mort avec plus de fermeté. Parlant comme Lucrèce, sa seule inquiétude était l'arrivée de son frère, qu'il attendait pour prendre ses derniers arrangements avec lui; il a méprisé les vaines terreurs de l'autre vie; enfin il est mort en grand philosophe. J'ai eu l'honneur d'écrire à V. M. qu'il s'entretenait, pendant sa maladie, des ouvrages des plus illustres philosophes. L'abbé, comme homme d'Église, voulait souvent disputer sur ses principes; mais la politesse l'empêchait de disputer trop obstinément contre un homme fort affaibli, et l'abbé cédait, par cette raison, aux discours qui lui paraissaient peu orthodoxes. J'ai écrit à V. M. que la crainte de l'effet que ferait à mon mari l'avertissement qu'on voulait lui donner de penser à lui était un des motifs que j'alléguai pour empêcher l'abbé d'approcher de son lit. Mon mari n'ignorait pas que sa fin s'approchait, il me le disait tous les jours; mais je me servis de tous les moyens pour éviter à mon mari l'ennui qu'un pareil entretien pouvait lui causer. Quand je l'ai quitté, Sire, il était hors d'état de voir, de parler et d'entendre. Y. M. ne doit pas s'étonner que l'abbé, qui a assisté à son dernier soupir, se trouvât là à la minute; c'est un ami de ses frères, qui logeait chez la baronne, à son passage à Toulon, où il est encore resté quelques semaines après nous; il épiait ce triste moment. Quel pays, Sire! On me dit, au dernier remède qu'on donna à mon cher marquis, qu'il fallait abaisser les vapeurs de l'esprit et sauver <429>l'âme, fût-ce aux dépens du corps. Quel système barbare! Un espoir plus humain m'y avait seul déterminée, et j'attendais de ce remède son retour à la vie. Je vous demande humblement pardon, Sire, si j'ai importuné de nouveau V. M. : des scrupules ridicules m'ont fait ménager la vérité dans ma première lettre; des scrupules légitimes m'ont dicté cette seconde, où j'ai cru devoir mieux vous obéir, Sire, et rendre à mon mari toute la justice qui lui est due. Comment ne serait-on pas ébranlé dans un pas où l'on me dit que le plus grand service que je puisse rendre aujourd'hui à mon mari est de brûler tout ce qui me reste de ses ouvrages, de mettre au feu quelques tableaux qu'il avait apportés ici avec lui, comme si, plus on brûle de choses dans ce monde-ci, moins on est brûlé dans l'autre. La lecture de vos divines lettres, Sire, m'a rendue à la raison, à mon exact devoir envers V. M. et envers mon mari; ma douleur m'avait ôté ce que l'approche de la mort n'a pu lui ravir. Les deux derniers bons mots qu'il dit, dans le dérangement même de l'imagination, montrent combien ses sentiments étaient solides. Il avait formé le plan d'un ouvrage qui n'était pas au-dessous de ce qu'il avait écrit de plus fort; il s'en occupa, du moins en esprit, pendant tout le cours de sa maladie; le sort a trahi ses projets. Il est trop heureux, si, après sa mort, l'exacte vérité prouve à V. M. qu'il n'était pas indigne des bontés dont V. M. l'a honoré. Je suis avec un très-profond respect, etc.


480-a Voyez ci-dessus, p. 23, et t. VII, p. 23 et 24.