2. AU MÊME.
Camp de la Neisse, 23 septembre 1741.4-a
J'ai reçu votre lettre et vos vers,4-b dont je vous remercie. J'ai mis sur le compte de votre imagination ce que vos vers ont eu de trop flatteur pour moi, quoique, en faisant abstraction du fond de la chose, ils m'aient paru d'un acabit admirable; mais la vérité et la poésie marchent rarement ensemble.
Pour moi, qui n'ai pas l'honneur d'être
Immortel citoyen des cieux,
J'assigne votre encens aux dieux,
Car il m'étourdirait au lieu de me repaître.
Cette ode que je vous ai envoyée l'hiver passé était si fautive, que je l'ai réprouvée entièrement. Elle a reçu, depuis, une forme plus régulière. Je vous l'enverrai à mon retour de la campagne, à condition que vous brûliez la première.
Mes vers, enfants d'un léger badinage,
Ne sont, Gresset, que des ours mal léchés;
Ils sont perdus, si, par esprit volage,
A Paris vous les affichez.
<5>Il ne faut point publier les faveurs des dames, ni celles des Muses, si tant est qu'on en reçoive; la discrétion est le seul moyen de conserver ces connaissances.
Laissez dans l'oubli confondus
Mon nom et mes vers inconnus.
Heureux qui ne fait de sa vie
Compassion ni jalousie!
Il n'en est pas de même de vos vers.
Par vos immortelles chansons,
Les matières les plus pesantes
Deviennent légères, brillantes,
Comme ces coloris profonds
Que le soleil, par ses rayons,
Rend égaux aux couleurs les plus resplendissantes.
Ce n'est pas tout : la grande science du poëte est de marier si parfaitement les saillies de son imagination avec les préceptes de son art, que cela fasse un ensemble d'une vivacité sans écarts et de règles pratiquées sans pédanterie.
Chez vous la nature ingénue
Se réunit aux lois des arts.
L'une, sans gêne, est toujours nue;
L'autre, observant certains égards
Et n'évitant que les écarts,
Pour règle sait plaire à la vue.
Ainsi les pilotes prudents
Dirigent les enfants d'Éole
Sans l'aiguille de leur boussole,
Et savent gouverner et profiter des vents.
Vous me croyez peut-être désœuvré, en recevant une si longue lettre et tant de mauvais vers à la fois; il n'en est pourtant pas tout à fait ainsi.
Malheur à tous les rois qui ne sont plus que rois,
Absorbés dans leur greffe, imbus de leurs exploits,
Qui, tristement perchés sur le sommet du trône,
Ou dévorent la messe, ou s'endorment au prône,
Et qui de l'étiquette ont conçu la fureur,
Esclaves enchaînés aux bords de leur grandeur!
Il faut savoir descendre et monter au théâtre,
<6>Varier le ton grave avec le ton folâtre,
Loin de représenter, dans sa niche enchâssé,
Un saint par les bigots sur un autel placé,
Solitaire ennuyeux et sombre personnage,
Nourri d'un vain encens, d'un éternel hommage.6-a
Vous me ferez plaisir de m'envoyer ces vers du mois de novembre dont vous me parlez; je les crois égarés à la poste. Adieu; j'attends ces vers et votre réponse.
4-a Voyez t. XVII, p. 153.
4-b
Au roi de Prusse.
Du trône et des plaisirs voler à la victoire.
Par soi-même asservir des peuples belliqueux,
Au sein de la puissance, au faîte de la gloire,
Penser en homme vertueux,
Aux arts anéantis donner un nouvel être,
Les protéger en roi, les embellir en maître,
Éclairer les mortels et faire des heureux,
Aux jours de gloire et de génie
Des Césars et des Antonins
C'était l'ouvrage de la vie
Et les destins divers de divers souverains.
Mais le héros nouveau de l'Europe étonnée
Sait faire des vertus, des talents, des travaux
De tant de différents héros
L'histoire d'un seul homme et celle d'une année.
6-a Ces douze vers rappellent la Variation d'un passage de Zaïre, t. XIV, p. 203 et 204.