GRESSET AU MARQUIS D'ARGENS.

Amiens, 26 septembre 1747.

Permettez-moi, monsieur, de venir vous importuner et vous demander une grâce dont je vous aurai une obligation infinie. Je cherche à remédier par toutes les voies possibles au travestissement sous lequel l'impudence et la friponnerie des imprimeurs m'ont fait courir le monde jusqu'à présent. On me mande d'Amsterdam qu'on m'y barbouille encore actuellement, et que c'est à la réquisition de plusieurs libraires d'Allemagne qu'on va joindre cette mauvaise édition à toutes les précédentes, que je désavoue également. Vous êtes à portée, monsieur, de me sauver le cours qu'elle pourrait avoir en Allemagne; si vous voulez bien faire insérer dans les journaux de Berlin et de Leipzig la lettre imprimée que j'ai l'honneur de vous envoyer, je vous devrai un service essentiel et toute ma reconnaissance. Je voudrais de tout mon cœur trouver l'occasion de vous la prouver et pouvoir vous être bon à quelque chose à Paris; je serai toujours à vos ordres. Me permettrez-vous aussi, monsieur, de vous confier mes <10>craintes et mes espérances sur la plus chère et la plus flatteuse de toutes mes pensées? Suis-je assez heureux pour que S. M. le roi de Prusse daigne encore m'honorer de la protection et des bontés dont ses lettres m'ont flatté? Je n'ai point osé depuis longtemps importuner S. M. par les miennes;

Quis posset dignum pollenti pectore carmen
Condere pro rerum majestate?11-a .....

Si vous vouliez bien, monsieur, renouveler mes très-humbles hommages au Roi et tous les sentiments de mon respect et de mon admiration, vous pourriez m'instruire s'il me sera permis d'envoyer à S. M. la comédie11-b que j'ai donnée cette année au théâtre, et qui ne sera imprimée que quand on la redonnera cet hiver. Tous les arts et tous les talents doivent au maître, au génie qui les éclaire, leur tribut et leur hommage, hommage également au-dessus de l'inutile fiction et de la basse flatterie.

Ce culte servile et frivole
Que l'adulation rend aux titres, aux rangs,
Déshonore à la fois l'usage des talents,
Et le sacrifice, et l'idole.
Que de rois chantés dans leur temps
Par les vils flagorneurs de leur petite gloire,
Et bientôt disparus avec leurs complaisants,
Et leurs autels, et leur mémoire!
Pour qui la vérité brûle-t-elle l'encens?
Quel est l'heureux tribut qu'avoueront les sages?
C'est celui des êtres pensants,
Offert au monarque des sages.

Si vous jugez ces vers dignes d'un instant d'attention, ayez la bonté, monsieur, de les montrer à S. M. et de m'apprendre s'ils ont eu la gloire de lui plaire.

Il y a déjà quelque temps que madame la duchesse de Chaulnes m'a chargé de la lettre que vous trouverez ici. Je n'ai pu la faire partir que fort longtemps après sa date, vu que je ne fais que de <11>recevoir cette lettre imprimée, que je recommande à vos bontés. Je vous réitère, monsieur, tous mes remercîments et toutes mes excuses de la peine que je vous donne. Disposez entièrement de mes services et de ma reconnaissance. Je suis charmé d'avoir cette occasion de vous renouveler les témoignages de mon estime la plus distinguée et les regrets que je partage avec ma patrie sur votre éloignement. J'ai l'honneur d'être avec une parfaite considération, etc.


11-a Lucrèce, De la nature des choses, livre V, v. 1 et 2 :
     

Quis potis est dignum, etc.

11-b Le Méchant.