41. AU MÊME.
Péterswaldau, 1er septembre 1762.
Votre lettre, mon cher mylord, au sujet de Rousseau de Genève m'a fait beaucoup de plaisir. Je vois que nous pensons de même; <289>il faut soulager ce pauvre malheureux, qui ne pèche que par avoir des opinions singulières, mais qu'il croit bonnes. Je vous ferai remettre cent écus, dont vous aurez la bonté de lui faire donner ce qu'il lui faut pour ses besoins. Je crois, en lui donnant les choses en nature, qu'il les acceptera plutôt que de l'argent. Si nous n'avions pas la guerre, si nous n'étions pas ruinés, je lui ferais bâtir un ermitage avec un jardin, où il pourrait vivre comme il croit qu'ont vécu nos premiers pères. J'avoue que mes idées sont aussi différentes des siennes qu'est le fini de l'infini; il ne me persuaderait jamais à brouter l'herbe et à marcher à quatre pattes. Il est vrai que tout ce luxe asiatique, ce raffinement de bonne chère, de volupté et de mollesse, n'est point essentiel à notre conservation, et que nous pourrions vivre avec plus de simplicité et de frugalité que nous ne le faisons; mais pourquoi renoncer aux agréments de la vie, quand on en peut jouir? La véritable philosophie, ce me semble, est celle qui, sans interdire l'usage, se contente à condamner l'abus; il faut savoir se passer de tout, mais ne renoncer à rien. Je vous avoue que bien des philosophes modernes me déplaisent par les paradoxes qu'ils annoncent. Ils veulent dire des vérités neuves, et ils débitent des erreurs qui choquent le bon sens. Je m'en tiens à Locke, à mon ami Lucrèce, à mon bon empereur Marc-Aurèle; ces gens nous ont dit tout ce que nous pouvons savoir, à la physique d'Épicure près, et tout ce qui peut nous rendre modérés, bons et sages. Après cela, il est plaisant qu'on nous débite que nous sommes tous égaux, et que par conséquent nous devons vivre comme des sauvages, sans lois, sans société et sans police, que les beaux-arts ont nui aux mœurs,323-a et autres paradoxes aussi peu soutenables. Je crois que votre Rousseau a manqué sa vocation; il était sans doute né pour devenir un fameux cénobite, un Père du désert, célèbre par ses austérités et ses macérations, un Stylite. Il aurait fait des miracles, il serait devenu un saint, et il aurait grossi l'énorme catalogue du Martyrologe; mais à présent il ne sera regardé qu'en qualité de philosophe singulier, qui ressuscite après deux mille ans la secte de Diogène. Ce n'est pas la peine de brouter l'herbe, ni de se brouiller avec tous les philosophes ses con<290>temporains. Défunt Maupertuis m'a conté de lui un trait qui le caractérise bien. A son premier voyage de France, Rousseau subsistait à Paris de ce qu'il gagnait à copier de la musique. Le duc d'Orléans apprit qu'il était pauvre et malheureux, et lui donna quelque musique à transcrire pour avoir occasion de lui faire quelque libéralité. Il lui envoya cinquante louis; Rousseau en prit cinq, et rendit le reste, qu'il ne voulut jamais accepter, quoiqu'on l'en pressât, disant que son ouvrage ne valait pas davantage, et que le duc d'Orléans pouvait mieux employer cette somme en la donnant à des gens plus pauvres et plus paresseux que lui. Ce grand désintéressement est sans contredit le fond essentiel de la vertu; ainsi je juge que votre sauvage a les mœurs aussi pures que l'esprit inconséquent.
Je passe de votre sauvage philosophe à des sauvages en habit blanc qui ont moins de mœurs que lui, contre lesquels nous nous battons journellement, mais qui cependant, jusqu'à présent, ne nous écrasent pas encore. Nous faisons le siége de Schweidnitz à leur barbe; ils ont voulu s'y opposer, mais la fortune s'est déclarée pour le prince de Bevern et pour nous.324-a La place est aux abois, la garnison a voulu capituler; ce sont dix mille hommes toujours bons à prendre. Si je les laissais sortir, ils se percheraient sur de si hautes montagnes, que dans dix ans je ne les y prendrais pas; mais avec un peu de patience nous les aurons. Voilà, mon cher mylord, un abrégé de notre campagne, et, je crois, autant qu'il vous en faut pour contenter votre curiosité. Il y a beaucoup d'apparence que cette campagne sera la dernière de cette malheureuse guerre. Je reprends l'espérance de vous revoir encore, et c'est une des idées qui me réjouissent le plus; je ne vous le dissimule point, mon cher mylord, j'aime votre excellent caractère, et je crois retrouver encore en vous une partie de ce que j'ai perdu et que je regrette. Adieu, mon cher mylord. Si Rousseau ne trouve point de philosophe digne de sa confiance, je me flatte au moins que vous comptez sur mon amitié, qui ne se démentira jamais.
323-a Voyez t. IX, p. x, et 195-207.
324-a Le 16 août. Voyez t. V, p. 225.