<319>De leur destin cruel mon âme est attendrie;
Et d'un sort si funeste aveugles artisans,
Dieu! quel acharnement! avec quelle furie
Les voit-on retrancher la trame de leurs ans!
Européens, Chinois, habitants de l'Afrique,
Et vous, fiers citoyens des bords de l'Amérique,
Mon cœur, également ému de vos malheurs,
Condamne les combats, déplore les misères
Où vous plongent sans fin vos barbares fureurs,
Et je ne vois en vous que mon sang et mes frères.
Que l'univers enfin, dans les bras de la paix,
Réprouvant ses erreurs, abandonne les armes;
Et que l'ambition, les guerres, les procès,
Laissent le genre humain sans trouble et sans alarmes.
Qu'ils descendent des cieux pour remplir leurs désirs,
Ces volages enfants, les Ris et les Plaisirs,
Le Luxe fortuné, la prodigue Abondance,
Et tous ces arts heureux par qui furent polis Memphis,
Athènes, Rome, et Paris, et Florence,
Dont même, à votre tour, vous fûtes ennoblis.
Venez, arts enchanteurs, par vos heureux prestiges,
Étaler à nos yeux vos charmes tout-puissants;
Des sujets de terreur, par vos nouveaux prodiges,
Se changent en vos mains, et plaisent à nos sens.
Tels, des gouffres profonds, inconnus du tonnerre,
Où mille affreux rochers se cachent sous la terre,
Où roulent en grondant des orageux torrents,
Des hommes ont tiré, guidés par l'industrie,
Ces métaux précieux, ces riches diamants,
Compagnons fastueux des grandeurs de la vie.
Ainsi, possédant l'art des magiques accords,
Voltaire sait orner des fleurs qu'il fait éclore
Ces tragiques sujets, ces carnages, ces morts,
Que, sans ces traits savants, l'œil délicat abhorre.
C'est là qu'on peut souffrir ces massacres affreux.
Les malheurs des humains ne plaisent qu'en ces jeux
Où des auteurs divins tracent à la mémoire
Les règnes détestés de barbares tyrans,
D'un illustre courroux la malheureuse histoire,
Où les crimes des morts corrigent les vivants.
Poursuivez donc ainsi, fiers enfants de Solime,
A nous faire admirer vos triomphes heureux;
Et bientôt, surpassant Mithridate et Monime,a
Au Théâtre français attirez tous nos vœux.
Allez donc sur les pas de César et d'Alzire,b
Sous le nom de Zopire,a à Paris vous produire,
Sans avoir des rivaux moins craints, moins redoutés,
Mais plus sûrs du bonheur de toucher et de plaire.
Je vois déjà briller l'éclat de vos beautés,
Couronnés des lauriers que vous cueillit Voltaire.
Je vous envoie, en même temps, la Préface de la Henriade.b Il faut sept années pour la graver; mais l'imprimeur anglais assure qu'il l'imprimera de manière qu'elle ne le cédera en rien à la beauté de son Horace latin. Si vous trouvez quelque chose à changer ou à corriger dans cette Préface, il ne dépendra que de vous de le faire. Je ne veux point qu'il s'y trouve rien qui soit indigne de la Henriade ou de son auteur. Je vous prie cependant de me renvoyer l'original, ou de le faire copier, car je n'en ai point d'autre.
Après un petit voyage de quelques jours, qui me reste à faire, je me mettrai sérieusement en devoir de combattre Machiavel. Vous savez que l'étude veut du repos, et je n'en ai aucun depuis trois mois; j'ai même été obligé de quitter trois fois la plume, n'ayant pas le temps d'achever cette lettre; et, l'ouvrage que je me suis proposé de faire demandant du jugement et de l'exactitude, je l'ai réservé pour mon loisir dans ma retraite philosophique.
Je vous vois avec plaisir mener une vie presque tout aussi errante que la mienne. Thieriot m'avertit de votre arrivée à Paris; j'avoue que, si j'avais le choix des fêtes que célèbrent les Français d'aujourd'hui, et de celles qu'on célébrait du temps de Louis XIV, je serais pour celles où l'esprit a plus de part que la vue; mais je sais bien que je préférerais à toutes ces brillantes merveilles le plaisir de m'entretenir deux heures avec vous ....
a Personnages principaux de Mithridate, tragédie de Racine.
b Personnages de la Mort de César et d'Alzire, tragédies de Voltaire.
a Personnage de la tragédie de Mahomet.
b Voyez t. VIII, p. II-IV, et p. 51-63.