<377>

122. A VOLTAIRE.

Remusberg, 18 mai 1740.

Je vois dans vos discours la puissante évidence,
Et, d'un autre côté, la brillante apparence;
Par tous deux ébranlé, séduit également,
Je demeure indécis dans mon aveuglement.
L'homme est né pour agir,b il est libre, il est maître;
Mais ses sens limités ne sauraient tout connaître.
Ses organes grossiers confondent les objets;
L'atome n'est point vu de ses yeux imparfaits,
Et les trop vastes corps à ses regards échappent;
Les tubes vainement dans les cieux les rattrapent.
Pour tout connaître, enfin, nous ne sommes pas faits;
Mais devinons toujours, et soyons satisfaits.

Voilà tout le jugement que je puis faire entre la marquise et M. de Voltaire. Quand je lis votre Métaphysique, je m'écrie, j'admire, et je crois. Lorsque je lis les Institutions physiques de la marquise, je me sens ébranlé, et je ne sais si je me suis trompé ou si je me trompe.a En un mot, il faudrait avoir une intelligence aussi supérieure aux vôtres que vous êtes au-dessus des autres êtres pensants, pour dire qui de vous a deviné le mot de l'énigme. J'avoue humblement que je respecte beaucoup la raison suffisante, mais que je la croirais d'un usage infiniment plus sûr, si nos connaissances étaient aussi étendues qu'elle l'exige. Nous n'avons que quelques idées des attributs de la matière et des lois de la mécanique; mais je ne doute point que l'éternel Architecte n'ait une infinité de secrets que nous ne découvrirons jamais, et qui par conséquent rendent l'usage de la raison suffisante insuffisant entre nos mains. J'avoue, d'un autre côté, que ces êtres simples qui pensent me paraissent bien métaphysiques, et que je ne comprends rien au vide de Newton, et très-peu à l'espace de


b Voyez t. X, p. 110, et ci-dessus, p. 184.

a Dans sa lettre à madame du Châtelet, du 19 mai 1740, Frédéric fait l'éloge de ces Institutions physiques, qu'il critique sévèrement dans sa lettre à Jordan, du 24 septembre. Voyez t. XVII, p. 42 et 43, et p. 77.