<59>que ces tyrans des âmes y ont moins de puissance qu'ailleurs. Aussi les princes du Nord sont-ils, pour la plupart, moins superstitieux et moins méchants qu'ailleurs. Tel prince italien se servira du poison, et ira à confesse. L'Allemagne protestante n'a ni de pareils sots, ni de pareils monstres; et, en général, je n'aurais pas de peine à prouver que les rois les moins superstitieux ont toujours été les meilleurs princes.

Vous voyez, digne héritier de l'esprit de Marc-Aurèle, avec quelle liberté j'ose vous parler. Vous êtes presque le seul sur la terre qui méritiez qu'on vous parle ainsi.

19. A VOLTAIREa

Remusberg, 9 mai 1737.

Monsieur, je viens de recevoir votre lettre sous date du 17 avril; elle est arrivée assez vite; je ne sais d'où vient que les miennes ont été si longtemps en chemin. Que votre indulgence pour mes vers me paraît suspecte! Avouez-le, monsieur, vous craignez le sort de Philoxène, vous me croyez un Denys,b sans quoi votre langage aurait été tout différent. Un ami sincère dit des vérités désagréables, mais salutaires. Vous auriez critiqué le monument et les funérailles placées avant les batailles, dans la strophe quatrième de l'ode; vous auriez condamné la figure du chagrin désarmé, qui est trop hardie, etc. En un mot, vous m'auriez dit :

Emondez-moi ces rameaux trop épars.c

Que sert-il à un borgne qu'on l'assure qu'il a la vue bonne?


a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 262-264.

b Denys, ayant fait lire un poëme de sa façon, demanda l'avis de Philoxène, qui répondit que l'ouvrage ne valait rien. Le tyran envoya le poëte aux carrières; mais bientôt il l'invita de nouveau. A souper, nouvelle lecture; Philoxène se lève, et, pour toute réponse : « Que l'on me reconduise, dit-il, aux carrières. »

c Vers de Voltaire. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. LI, p. 206, et t. LII, p. 223.