40. DU MÊME.
(Cirey) 23 janvier 1738.
Je reçois de Berlin une lettre du 26 décembre. Elle contient deux grands articles : un plein de bonté, de tendresse et d'attention à m'accabler des bienfaits les plus flatteurs; le second article est un ouvrage bien fort de métaphysique. On croirait que cette lettre est de M. Leibniz ou de M. Wolff à quelqu'un de ses amis; mais elle est signée Federic. C'est un des prodiges de votre âme, monseigneur; V. A. R. remplit avec moi tout son caractère. Elle me lave d'une calomnie, elle daigne protéger mon honneur contre l'envie, et elle donne des lumières à mon âme.
Je vais donc me jeter dans la nuit de la métaphysique, pour oser combattre contre les Leibniz, les Wolff, les Frédéric. Me voilà, comme Ajax, ferraillant dans l'obscurité, et je vous crie :
Grand dieu, rends-nous le jour, et combats contre nous.158-a<142>Mais, avant d'oser entrer en lice, je vais faire transcrire, pour mettre dans un paquet, deux Épîtres qui sont le commencement d'une espèce de système de morale que j'avais commencé il y a un an. Il y a quatre Épîtres de faites. Voici les deux premières : l'une roule sur l'égalité des conditions, l'autre sur la liberté. Cela est peut-être fort impertinent à moi, atome de Cirey, de dire à une tête presque couronnée que les hommes sont égaux, et d'envoyer des injures rimées, contre les partisans du fatum, à un philosophe qui prête un appui si puissant à ce système de la nécessité absolue.
Mais ces deux témérités de ma part prouvent combien V. A. R. est bonne. Elle ne gêne point les consciences. Elle permet qu'on dispute contre elle; c'est l'ange qui daigne lutter contre Israël. J'en resterai boiteux,159-a mais n'importe; je veux avoir l'honneur de me battre.
Pour l'égalité des conditions, je la crois aussi fermement que je crois qu'une âme comme la vôtre serait également bien partout. Votre devise est :
Nave ferar magna an parva, ferar unus et idem.159-bPour la liberté, il y a un peu de chaos dans cette affaire. Voyons si les Clarke, les Locke, les Newton, me doivent éclairer, ou si les Leibniz, princes ou non, doivent être ma lumière. On ne peut certainement rien de plus fort que tout ce que dit V. A. R. pour prouver la nécessité absolue. Je vois d'abord que V. A. R. est dans l'opinion de la raison suffisante de MM. Leibniz et Wolff. C'est une idée très-belle, c'est-à-dire très-vraie, car, enfin, il n'y a rien qui n'ait sa cause, rien qui n'ait une raison de son existence. Cette idée exclut-elle la liberté de l'homme?
1o Qu'entends-je par liberté? Le pouvoir de penser, et d'opérer des mouvements en conséquence, pouvoir très-borné, comme toutes mes facultés.
2o Est-ce moi qui pense et qui opère des mouvements? Est-ce un autre qui fait tout cela pour moi? Si c'est moi, je suis libre; car être libre, c'est agir. Ce qui est passif n'est point libre. <143>Est-ce un autre qui agit pour moi, je suis trompé par cet autre quand je crois être agent.
3o Quel est cet autre qui me tromperait? Ou il y a un Dieu, ou non. S'il est un Dieu, c'est lui qui me trompe continuellement. C'est l'Être infiniment sage, infiniment conséquent, qui, sans raison suffisante, s'occupe éternellement d'erreurs opposées directement à son essence, qui est la vérité.
S'il n'y a point de Dieu, qui est-ce qui me trompe? Est-ce la matière, qui d'elle-même n'a pas d'intelligence?
4o Pour nous prouver, malgré ce sentiment intérieur, malgré ce témoignage que nous nous rendons de notre liberté; pour nous prouver, dis-je, que cette liberté n'existe pas, il faut nécessairement prouver qu'elle est impossible. Cela me paraît incontestable. Voyons comme elle serait impossible.
5o Cette liberté ne peut être impossible que de deux façons : ou parce qu'il n'y a aucun être qui puisse la donner, ou parce qu'elle est en elle-même une contradiction dans les termes, comme un carré plus long que large est une contradiction. Or, l'idée de la liberté de l'homme ne portant rien en soi de contradictoire, reste à voir si l'Être infini et créateur est libre, et si, étant libre, il peut donner une partie de son attribut à l'homme, comme il lui a donné une petite portion d'intelligence.
6o Si Dieu n'est pas libre, il n'est pas un agent; donc il n'est pas Dieu. Or, s'il est libre et tout-puissant, il suit qu'il peut donner à l'homme la liberté. Reste donc à savoir quelle raison on aurait de croire qu'il ne nous a pas fait ce présent.
7o On prétend que Dieu ne nous a pas donné la liberté, parce que, si nous étions des agents, nous serions en cela indépendants de lui; et que ferait Dieu, dit-on, pendant que nous agirions nous-mêmes? Je réponds à cela deux choses : 1o Ce que Dieu fait lorsque les hommes agissent? ce qu'il faisait avant qu'ils fussent, et ce qu'il fera quand ils ne seront plus. 2o Que son pouvoir n'en est pas moins nécessaire à la conservation de ses ouvrages, et que cette communication qu'il nous a faite d'un peu de liberté ne nuit en rien à sa puissance infinie, puisqu'elle-même est un effet de sa puissance infinie.
8o On objecte que nous sommes emportés quelquefois mal<144>gré nous, et je réponds : Donc nous sommes quelquefois maîtres de nous. La maladie prouve la santé, et la liberté est la santé de l'âme.161-a
9o On ajoute que l'assentiment de notre esprit est nécessaire, que la volonté suit cet assentiment; donc, dit-on, on veut et on agit nécessairement. Je réponds qu'en effet on désire nécessairement; mais désir et volonté sont deux choses très-différentes, et si différentes, qu'un homme sage veut et fait souvent ce qu'il ne désire pas. Combattre ses désirs est le plus bel effet de la liberté; et je crois qu'une des grandes sources du malentendu qui est entre les hommes sur cet article vient de ce que l'on confond souvent la volonté et le désir.
10o On objecte que, si nous étions libres, il n'y aurait point de Dieu; je crois, au contraire, que c'est parce qu'il y a un Dieu que nous sommes libres. Car, si tout était nécessaire, si ce monde existait par lui-même, d'une nécessité absolue (ce qui fourmille de contradictions), il est certain qu'en ce cas tout s'opérerait par des mouvements liés nécessairement ensemble; donc il n'y aurait alors aucune liberté; donc sans Dieu point de liberté. Je suis bien surpris des raisonnements échappés, sur cette matière, à l'illustre M. Leibniz.
11o Le plus terrible argument qu'on ait jamais apporté contre notre liberté est l'impossibilité d'accorder avec elle la prescience de Dieu. Et quand on me dit : Dieu sait ce que vous ferez dans vingt ans; donc ce que vous ferez dans vingt ans est d'une nécessité absolue, j'avoue que je suis à bout, que je n'ai rien à répondre, et que tous les philosophes qui ont voulu concilier les futurs contingents avec la prescience de Dieu ont été de bien mauvais négociateurs. Il y en a d'assez déterminés pour dire que Dieu peut fort bien ignorer des futurs contingents, à peu près, s'il m'est permis de parler ainsi, comme un roi peut ignorer ce que fera un général à qui il aura donné carte blanche.
Ces gens-là vont encore plus loin. Ils soutiennent que non seulement ce ne serait point une imperfection dans un Être <145>suprême d'ignorer ce que doivent faire librement des créatures qu'il a faites libres, et qu'au contraire, il semble plus digne de l'Être suprême de créer des êtres semblables à lui, semblables, dis-je, en ce qu'ils pensent, qu'ils veulent et qu'ils agissent, que de créer simplement des machines.
Ils ajouteront que Dieu ne peut faire des contradictions, et que peut-être il y aurait de la contradiction à prévoir ce que doivent faire ses créatures, et à leur communiquer cependant le pouvoir de faire le pour et le contre. Car, diront-ils, la liberté consiste à pouvoir agir ou ne pas agir; donc, si Dieu sait précisément que l'un des deux arrivera, l'autre dès lors devient impossible; donc plus de liberté. Or, ces gens-là admettent une liberté; donc, selon eux, en admettant la prescience, ce serait une contradiction dans les termes.
Enfin, ils soutiendront que Dieu doit ignorer ce qu'il est de sa nature d'ignorer; et ils oseront dire qu'il est de sa nature d'ignorer tout futur contingent, et qu'il ne doit point savoir ce qui n'est pas.
Ne se peut-il pas très-bien faire, disent-ils, que, du même fonds de sagesse dont Dieu prévoit à jamais les choses nécessaires, il ignore aussi les choses libres? En serait-il moins le créateur de toutes choses, et des agents libres, et des êtres purement passifs?
Qui nous a dit, continueront-ils, que ce ne serait pas une assez grande satisfaction pour Dieu de voir comment tant d'êtres libres, qu'il a créés dans tant de globes, agissent librement? Ce plaisir, toujours nouveau, de voir comment ses créatures se servent à tous moments des instruments qu'il leur a donnés, ne vaut-il pas bien cette éternelle et oisive contemplation de soi-même, assez incompatible avec les occupations extérieures qu'on lui donne?
On objecte à ces raisonneurs-là que Dieu voit en un instant l'avenir, le passé et le présent; que l'éternité est instantanée pour lui. Mais ils répondront qu'ils n'entendent pas ce langage, et qu'une éternité qui est un instant leur paraît aussi absurde qu'une immensité qui n'est qu'un point.
Ne pourrait-on pas, sans être aussi hardi qu'eux, dire que Dieu prévoit nos actions libres, à peu près comme un homme d'esprit prévoit le parti que prendra, dans une telle occasion, un <146>homme dont il connaît le caractère? La différence sera qu'un homme prévoit à tort et à travers, et que Dieu prévoit avec une sagacité infinie. C'est le sentiment de Clarke.
J'avoue que tout cela me paraît très-hasardé, et que c'est un aveu, plutôt qu'une solution, de la difficulté. J'avoue enfin, monseigneur, qu'on fait contre la liberté d'excellentes objections; mais on en fait d'aussi bonnes contre l'existence de Dieu; et comme, malgré les difficultés extrêmes contre la création et la Providence, je crois néanmoins la création et la Providence, aussi je me crois libre (jusqu'à un certain point, s'entend) malgré les puissantes objections que vous me faites.
Je crois donc écrire à V. A. R., non pas comme à un automate créé pour être à la tête de quelques milliers de marionnettes humaines, mais comme à un être des plus libres et des plus sages que Dieu ait jamais daigné créer.
Permettez-moi ici une réflexion, monseigneur. Sur vingt hommes, il y en a dix-neuf qui ne se gouvernent point par leurs principes; mais votre âme paraît être de ce petit nombre, plein de fermeté et de grandeur, qui agit comme il pense.
Daignez, au nom de l'humanité, penser que nous avons quelque liberté; car, si vous croyez que nous sommes de pures machines, que deviendra l'amitié dont vous faites vos délices? de quel prix seront les grandes actions que vous ferez? quelle reconnaissance vous devra-t-on des soins que V. A. R. prendra de rendre les hommes plus heureux et meilleurs? comment, enfin, regarderez-vous l'attachement qu'on a pour vous, les services qu'on vous rendra, le sang qu'on versera pour vous? Quoi! le plus généreux, le plus tendre, le plus sage des hommes verrait tout ce qu'on ferait pour lui plaire du même œil dont on voit des roues de moulin tourner sur le courant de l'eau, et se briser à force de servir! Non, monseigneur, votre âme est trop noble pour se priver ainsi de son plus beau partage.
Pardonnez à mes arguments, à ma morale, à ma bavarderie. Je ne dirai point que je n'ai pas été libre en disant tout cela. Non, je crois l'avoir écrit très-librement, et c'est pour cette liberté que je demande pardon. Madame la marquise du Châtelet joint toujours ses respects pleins d'admiration aux miens.
<147>Ma dernière lettre était d'un pédant grammairien, celle-ci est d'un mauvais métaphysicien; mais toutes seront d'un homme éternellement attaché à votre personne. Je suis, etc.
158-a L'Iliade, traduite par Houdard de La Motte, chant XVII, vers 645-647 de l'original.
159-a Genèse, chap. XXXII, v. 20.
159-b Horace, Épîtres, liv. II, ép. 2. v. 200.
161-a Voyez ci-dessus, p. 114.