85. DU MÊME.
Cirey, 25 avril 1739.
Monseigneur, j'ai donc l'honneur d'envoyer à Votre Altesse Royale la lie de mon vin. Voici les corrections d'un ouvrage qui ne sera jamais digne de la protection singulière dont vous l'honorez. J'ai fait au moins tout ce que j'ai pu; votre auguste nom fera le reste. Permettez encore une fois, monseigneur, que le nom du plus éclairé, du plus généreux, du plus aimable de tous les princes, répande sur cet ouvrage un éclat qui embellisse jusqu'aux défauts mêmes; souffrez ce témoignage de mon tendre respect, il ne pourra point être soupçonné de flatterie. Voilà la seule espèce d'hommages que le public approuve. Je ne suis ici que l'interprète de tous ceux qui connaissent votre génie. Tous savent que j'en dirais autant de vous, si vous n'étiez pas l'héritier d'une monarchie.
J'ai dédié Zaïre à un simple négociant; je ne cherchais en lui que l'homme. Il était mon ami, et j'honorais sa vertu. J'ose dédier la Henriade à un esprit supérieur. Quoiqu'il soit prince, j'aime plus encore son génie que je ne révère son rang.
Enfin, monseigneur, nous partons incessamment, et j'aurai l'honneur de demander les ordres de V. A. R., dès que la chicane qui nous conduit nous aura laissé une habitation fixe. Madame du Châtelet va plaider pour de petites terres, tandis que probablement vous plaiderez pour de plus grandes, les armes à la main. Ces terres sont bien voisines du théâtre de la guerre que je crains;
Mantua vae miserae nimium vicina Cremonae!321-aJe me flatte qu'une branche de vos lauriers mise sur la porte <287>du château de Beringen le sauvera de la destruction. Vos grands grenadiers ne me feront point de mal, quand je leur montrerai de vos lettres. Je leur dirai : Non hic in proelia veni.321-b Ils entendent Virgile, sans doute, et s'ils voulaient piller, je leur crierais : Barbarus has segetes!321-c Ils s'enfuiraient alors pour la première fois. Je voudrais bien voir qu'un régiment prussien m'arrêtât! « Messieurs, dirais-je, savez-vous bien que votre prince fait graver la Henriade, et que j'appartiens à Émilie? » Le colonel me prierait à souper; mais par malheur je ne soupe point.
Un jour, je fus pris pour un espion par les soldats du régiment de Conti; le prince, leur colonel, vint à passer, et me pria à souper au lieu de me faire pendre. Mais actuellement, monseigneur, j'ai toujours peur que les puissances ne me fassent pendre au lieu de boire avec moi. Autrefois le cardinal de Fleury m'aimait, quand je le voyais chez madame la maréchale de Villars; altri tempi, altre cure. Actuellement c'est la mode de me persécuter, et je ne conçois pas comment j'ai pu glisser quelques plaisanteries dans cette lettre, au milieu des vexations qui accablent mon âme, et des perpétuelles souffrances qui détruisent mon corps. Mais votre portrait, que je regarde, me dit toujours : Macte animo.322-a
Durum! sed levius fit patientiaQuidquid corrigere est nefas.322-b
J'ose exhorter toujours votre grand génie à honorer Virgile dans Nisus et dans Euryalus, et à confondre Machiavel. C'est à vous à faire l'éloge de l'amitié; c'est à vous de détruire l'infâme politique qui érige le crime en vertu. Le mot politique signifie, dans son origine primitive, citoyen, et aujourd'hui, grâce à notre perversité, il signifie trompeur de citoyens. Rendez-lui, monseigneur, sa vraie signification. Faites connaître, faites aimer la vertu aux hommes.
Je travaille à finir un ouvrage que j'aurai l'honneur d'envoyer <288>à V. A. R. dès que j'aurai reposé ma tête. V. A. R. ne manquera pas de mes frivoles productions, et, tant qu'elles l'amuseront, je suis à ses ordres.
Madame la marquise du Châtelet joint toujours ses hommages aux miens.
Je suis avec le plus profond respect et la plus grande vénération, monseigneur, etc.
321-a Virgile, Bucoliques, églogue IX, v. 28.
321-b Allusion à l'Énéide, liv. X, v. 901 :
.....Nec sic ad proelia veni.
321-c Virgile, Bucoliques, églogue I, v. 72.
322-a Enéide, liv. IX, v. 641.
322-b Horace, Odes, livre I, ode 24, v. 19 et 20. Voyez ci-dessus, p. 305.