92. AU MÊME.
Berlin, 7 juillet 1739.
Mon cher ami, j'ai reçu l'ingénieux Voyage du baron de Gangan à l'instant de mon départ de Remusberg. Il m'a beaucoup amusé, <300>ce voyageur céleste; et j'ai remarqué en lui quelque satire et quelque malice qui lui donne beaucoup de ressemblance avec les habitants de notre globe, mais qu'il ménage si bien, qu'on voit en lui un jugement plus mûr et une imagination plus vive qu'en tout autre être pensant. Il y a, dans ce Voyage, un article où je reconnais la tendresse et la prévention de mon ami en faveur de l'éditeur de la Henriade. Mais souffrez que je m'étonne qu'en un ouvrage où vous rabaissez la vanité ridicule des mortels, où vous réduisez à sa juste valeur ce que les hommes ont coutume d'appeler grand; qu'en un ouvrage où vous abattez l'orgueil et la présomption, vous vouliez nourrir mon amour-propre, et fournir des arguments à la bonne opinion que je puis avoir de moi-même.
Tout ce que je puis me dire à ce sujet peut se réduire à ceci, qu'un cœur pénétré d'amitié voit les objets d'une autre manière qu'un cœur insensible et indifférent.
J'espère que ma dernière lettre vous sera parvenue en compagnie du vin de Hongrie. Votre séjour de Bruxelles n'accélérera guère notre correspondance durant quelque temps, car je pars incessamment pour un voyage aussi ennuyeux que fatigant. Nous parcourrons, en cinq semaines, plus de mille milles d'Allemagne; nous passerons par des endroits peu habités, et qui me conviennent à peu près comme le pays des Gètes, qui servait d'exil à Ovide. Je vous prie de redoubler votre correspondance, car il ne me faut pas moins que deux de vos lettres toutes les semaines pour me garantir d'un ennui insupportable.
Bruxelles et presque toute l'Allemagne se ressentent de leur ancienne barbarie; les arts y sont peu en honneur, et par conséquent peu cultivés. Les nobles servent dans les troupes, ou, avec des études très-légères, ils entrent dans le barreau, où ils jugent, que c'est un plaisir. Les gentillâtres bien rentes vivent à la campagne, ou plutôt dans les bois, ce qui les rend aussi féroces que les animaux qu'ils poursuivent. La noblesse de ce pays-ci ressemble en gros à celle des autres provinces d'Allemagne, mais à cela près qu'ils ont plus d'envie de s'instruire, plus de vivacité, et, si j'ose dire, plus de génie que la plus grande partie de la nation, et principalement que les Westphaliens, les Franconiens, <301>les Souabes et les Autrichiens; ce qui fait qu'on doit s'attendre un jour à voir ici les arts tirés de la roture, et habiter les palais et les bonnes maisons. Berlin principalement contient en soi (si je puis m'exprimer ainsi) les étincelles de tous les arts; on voit briller le génie de tous côtés, et il ne faudrait qu'un souffle heureux pour rendre la vie à ces sciences qui rendirent Athènes et Rome plus fameuses que leurs guerres et leurs conquêtes.
Vous devez trouver la différence de la vie de Paris et de Bruxelles bien plus sensible qu'un autre, vous qui ne respiriez qu'au centre des arts, vous qui aviez réuni à Cirey tout ce qu'il y a de plus voluptueux, de plus piquant dans les plaisirs de l'esprit.
La gravité espagnole de l'archiduchesse, le cérémonial guindé de sa petite cour n'inspirera guère de vénération à un philosophe qui apprécie les choses selon leur valeur intrinsèque; et je suis sûr que le baron de Gangan en sentira le ridicule, s'il pousse ses voyages jusqu'à Bruxelles.
Adieu, mon cher ami; je pars. Fournissez-moi, je vous prie, de tout ce que votre plume produira, car mon esprit court grand risque de mourir d'inanition, à moins que vos soins ne lui conservent la vie.
Je travaillerai, autant que le temps me le permettra, contre Machiavel et pour la Henriade; et j'espère de pouvoir vous envoyer de Königsberg l'Avant-propos de la nouvelle édition.
Mille assurances d'estime à la divine Émilie. Je ne comprends point comment on peut plaider contre elle, et de quelle nature peut être le procès qu'on lui intente. Je ne connaîtrais d'autres intérêts à discuter avec elle que ceux du cœur.
Ménagez votre santé; n'oubliez point que je m'intéresse beaucoup à votre conservation, et que j'ai lié d'une manière indissoluble mon contentement à votre prospérité. Je suis à jamais, mon cher ami, etc.
Le médecin que je vous ai recommandé s'appelle Superville. C'est un homme sur l'expérience et le savoir duquel on peut faire fond. Adressez-moi les lettres que vous lui écrirez, je vous ferai tenir ses réponses; mais surtout ne négligez point ses avis, et j'ai <302>lieu d'espérer qu'on redressera la faiblesse de votre tempérament, et les infirmités dont votre vie serait rongée.