97. A VOLTAIRE.
Aux haras de Prusse (Trakehnen), 15 août 1739.
Enfin, hors du piége trompeur,
Enfin, hors des mains assassines
Des charlatans que notre erreur
Nourrit souvent pour nos ruines,
Vous quittez votre empoisonneur.
Du Tokai, des liqueurs divines
Vous serviront de médecines,
Et je serai votre docteur.
Soit, j'y consens, si par avance,
Voltaire, de ma conscience
Vous devenez le directeur.
Je suis bien aise d'apprendre que le vin de Hongrie est arrivé à Bruxelles. J'espère apprendre bientôt de vous-même que vous en avez bu, et qu'il vous a fait tout le bien que j'en attends. On m'écrit que vous avez donné une fête charmante, à Enghien,349-a au duc d'Aremberg, à madame du Châtelet, et à la fille du comte de Lannoi; j'en ai été bien aise, car il est bon de prouver à l'Europe, par des exemples, que le savoir n'est pas incompatible avec la galanterie.
Quelques vieux pédants radoteurs,
Dans leurs taudis toujours en cage,
Hors du monde et loin de nos mœurs,
Effarouchaient, d'un air sauvage,
Ce peuple fou,349-b léger, volage,
Qui turlupine les docteurs.
Le goût ne fut point l'apanage
De ces misérables rêveurs
Qui cherchent les talents du sage
Dans les rides de leurs visages,
<312>Et dans les frivoles honneurs
D'un in-folio de cent pages.
Le peuple, fait pour les erreurs,
De tout savant crut voir l'image
Dans celle de ces plats auteurs.
Bientôt, pour le bien de la terre,
Le ciel daigna former Voltaire;
Lors, sous de nouvelles couleurs,
Et par vos talents ennoblie,
Reparut la philosophie.
En pénétrant les profondeurs
Que Newton découvrit à peine,
Et dont cent auteurs à la gêne
En vain furent commentateurs,
En suivant les divines traces
De ces esprits universels,
Agents sacrés des immortels,
Vos mains sacrifièrent aux Grâces,
Vos fleurs parèrent leurs autels.
Pesants disciples des Saumaises,
Disséqueurs de graves fadaises,
Suivez ces exemples charmants;
Quittez la région frivole
Dont l'air empesé de l'école
A proscrit tous les agréments.
J'attends avec bien de l'impatience les actes suivants de Mahomet. Je m'en rapporte bien à vous, persuadé que cette tragédie singulière et nouvelle brillera de charmes nouveaux.
Ta muse, en conquérant, asservit l'univers;
La nature a payé son tribut à tes vers.
L'Amérique et l'Europe ont servi ton génie;
L'Afrique était domptée, il te fallait l'Asie.350-a
Dans ses fertiles champs cours moissonner des fleurs,
Au Théâtre français combattre les erreurs,
Et frapper nos bigots, d'une main indirecte,
Sur l'auteur insolent d'une infidèle secte.
<313>On m'avait dit que je trouverais la défaite de Machiavel dans les
Notes politiques d'Amelot de La Houssaye, et dans la traduction du chevalier Gordon. J'ai lu ces deux ouvrages judicieux et excellents dans leur genre; mais j'ai été bien aise de voir que mon plan était tout à fait différent du leur. Je travaillerai à l'exécuter dès que je serai de retour. Vous serez le premier qui lirez l'ouvrage, et le public ne le verra pas, à moins que vous ne l'approuviez. J'ai cependant travaillé autant que me l'ont pu permettre les distractions d'un voyage, et ce tribut que la naissance est obligée de payer, à ce que l'on dit, à l'oisiveté et à l'ennui.
Je serai le 18 à Berlin, et je vous enverrai de là ma Préface de la Henriade, afin d'obtenir le sceau de votre approbation.
Adieu, mon cher Voltaire; faites, s'il vous plaît, mes assurances d'estime à la marquise du Châtelet; grondez un peu, je vous prie, le duc d'Aremberg de sa lenteur à me répondre. Je ne sais qui de nous deux est le plus occupé, mais je sais bien qui est le plus paresseux.
Je suis avec toute l'affection possible, mon cher Voltaire, etc.
349-a Voltaire écrit à Helvétius, le 6 juillet 1739 : « Je suis actuellement avec madame du Châtelet à Enghien, chez M. le duc d'Aremberg, à sept lieues de Bruxelles. Je joue beaucoup au brelan; mais nos chères études n'y perdent rien. Il faut allier le travail et le plaisir. » Voyez la lettre de la marquise du Châtelet à Frédéric, du 1er août 1739, t. XVII, p. 30.
349-b Cet auteur fou, etc. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 67.) La traduction allemande, t. VIII, p. 284, porte : Das Volk der Thoren, etc.
350-a L'Amérique désigne Alzire, l'Afrique Zulime, et l'Asie Mahomet, tragédies de Voltaire.