<130>Tous les gens qui ont une étincelle de goût et de raison doivent devenir des reines de Saba.
Je vous avouerai cependant, grand roi, avec ma franchise impertinente, que je trouve que vous vous sacrifiez un peu trop dans cette belle Préface de vos Mémoires. Pardon, ou plutôt point de pardon; vous laissez trop entrevoir que vous avez négligé l'esprit de la morale pour l'esprit de conquête.a Qu'avez-vous donc à vous reprocher? N'aviez-vous pas des droits très-réels sur la Silésie, du moins sur la plus grande partie? et le déni de justice ne vous autorisait-il pas assez? Je n'en dirai pas davantage; mais sur tous les articles je trouve V. M. trop bonne, et elle est bien justifiée de jour en jour. V. M. est avec moi une coquette bien séduisante; elle me donne assez de faveurs pour me faire mourir d'envie d'avoir les dernières. Quel temps plus convenable pourrais-je prendre pour aller passer quelques jours auprès de mon héros? Il a serré tous ses tonnerres, et il badine avec sa lyre; ici on ne badine point, et s'il tonne, c'est sur nous. Ce vilain Mirepoix est aussi dur, aussi fanatique, aussi impérieux, que le cardinal de Fleury était doux, accommodant et poli. O qu'il fera regretter ce bonhomme! et que le précepteur de notre dauphin est loin du précepteur de notre roi! Le choix que Sa Majesté a fait de lui est le seul qui ait affligé notre nation; tous nos autres ministres sont aimés; le Roi l'est; il s'applique, il travaille, il est juste, et il aime de tout son cœur la plus aimable femme du monde.b Il n'y a que Mirepoix qui obscurcisse la sérénité du ciel de Versailles et de Paris; il répand un nuage bien sombre sur les belles-lettres; on est au désespoir de voir Boyer à la place des Fénelon et des Bossuet; il est né persécuteur. Je ne sais par quelle fatalité tout moine qui a fait fortune à la cour a toujours été aussi cruel qu'ambitieux. Le premier bénéfice qu'il a eu après la mort du cardinal vaut près de quatre-vingt mille livres de rente; le premier appartement qu'il a eu à
a Cette Préface, de l'an 1743, est perdue; mais la franchise que Voltaire reproche ici au Roi se montre dans le second chapitre de l'Histoire de mon temps. Voyez t. II, p. 56 et suivantes.
b La marquise de La Tournelle, depuis duchesse de Châteauroux. Voyez t. III, p. 44; t. XII, p. 68; et t. XXI, p. 347.