<224>

250. A VOLTAIRE.a

Avril (décembre) 1749.

Dans votre prose délicate
Vous avancez très-poliment
Que je ne suis qu'un automate,
Un stoïque sans sentiment.
Mes larmes coulent pour Électre,
Je suis sensible à l'amitié;
Mais le plus héroïque spectre
Ne m'inspire que la pitié.

Votre cardinal Quirini est bien digne du temps des spectres et des sortiléges. Vous connaissez votre monde, et c'était bien s'adresser de lui dire que, tout catholique étant obligé de croire aux miracles, le parterre se trouvait obligé, en conscience, de trembler devant l'ombre de Ninus. Je vous réponds que le bibliothécaire de Sa Sainteté approuvera fort cette doctrine orthodoxe. Pour moi, qui ne suis qu'un maudit hérétique, vous me permettrez d'être d'un sentiment différent, et de vous dire ingénument ce que je pense de votre tragédie. Quelque détour que vous preniez pour cacher le nœud de Sémiramis, ce n'en est pas moins l'ombre de Ninus : c'est cette ombre qui inspire des remords dévorants à sa veuve parricide; c'est l'ombre qui permet galamment à sa veuve de convoler en secondes noces; l'ombre fait entendre du fond de son tombeau une voix gémissante à son fils; il fait mieux, il vient en personne effrayer le conseil de la Reine et atterrer la ville de Babylone; il arme enfin son fils du poignard dont Ninias assassine sa mère. Il est si vrai que défunt Ninus fait le nœud de votre tragédie, que, sans les rêves et les apparitions différentes de cette âme errante, la pièce ne pourrait pas se jouer. Si j'avais un rôle à choisir dans cette tragédie, je prendrais celui du revenant : il y fait tout. Voilà ce que vous dit la critique; l'admiration ajoute avec la même sincérité que les caractères sont soutenus à merveille, que la vérité parle par vos acteurs, que


a Cette lettre répond à celle de Voltaire, du 17 novembre; elle se trouve déjà dans notre t. XI, p. 160-163, avec quelques légères variantes.