149. DE VOLTAIRE.
Août (octobre 1740).
Sire, Votre Humanité ne recevra point, cette poste, de mes paquets énormes. Un petit accident d'ivrogne arrivé dans l'imprimerie a retardé l'achèvement de l'ouvrage que je fais faire. Ce sera pour le premier ordinaire; cependant ce fripon de van Duren débite sa marchandise, et en a déjà trop vendu.
Parmi ce tribut légitime
D'amour, de respect et d'estime,
Que vous donne le genre humain,
Le très-fade cousin germain44-a
Du très-prolixe Télémaque
Très-dévotement vous attaque,
Et prétend vous miner sous main.
Ce bon papiste vous condamne,
Et vous, et le Machiavel,
A rôtir avec Uriel,
Ainsi que tout auteur profane.
Il sera damné comme un chien,
Dit-il, cet auteur qu'on renomme;
Ce n'est qu'un sage, un honnête homme;
Je veux un fripon bon chrétien,
Et qui soit serviteur de Rome.
Ainsi parle ce bon bigot,
Pilier boiteux de son Eglise;
Comme ignorant je le méprise,
Mais je le crains comme dévot.
<40>Lui et le jésuite La Ville, qui lui sert de secrétaire, commencent pourtant à raccourcir la prolixité de leurs phrases insolentes en faveur du prélat liégeois.45-a Ils parlaient sur cela avec trop d'indécence. La dernière lettre de V. M. a fait partout un effet admirable. Qu'il me soit permis, Sire, de représenter à V. M. que vous renvoyez, dans cette lettre publique, aux protestations faites contre les contrats subreptices d'échange, et aux raisons déduites dans le mémoire de 1737. Comme l'abrégé45-b que j'ai fait de ce mémoire est la seule pièce qui ait été connue et mise dans les gazettes, je me flatte que c'est donc à cet abrégé que vous renvoyez, et qu'ainsi V. M. n'est plus mécontente que j'aie osé soutenir vos droits d'une main destinée à écrire vos louanges. Cependant je ne reçois de nouvelles de V. M. ni sur cela, ni sur Machiavel.
C'est un plaisant pays que celui-ci. Croiriez-vous, Sire, que van Duren, ayant le premier annoncé qu'il vendrait l'Antimachiavel, est en droit par là de le vendre, selon les lois, et croit pouvoir empêcher tout autre libraire de vendre l'ouvrage?
Cependant, comme il est absolument nécessaire, pour faire taire certaines gens, que l'ouvrage paraisse un peu plus chrétien, je me charge seul de l'édition, pour éviter toute chicane, et je vais en faire des présents partout; cela sera plus prompt, plus noble et plus conciliant, trois choses dont je fais cas.
Rousseau, cet errant hypocrite,
D'un vieil Hébreu vieux parasite,
A quitté ces tristes climats.
Monsieur Du Lis, l'Israélite,
Le plus riche Juif des États,46-a
A donné, d'un air d'importance,
L'aumône de cinq cents ducats
A son rimeur dans l'indigence.
Le rimeur ne jouira pas
De cette aumône magnifique;
<41>Déjà son âme satirique
Est dans les ombres du trépas,
Et son corps est paralytique.
Pour la pesante république
De nosseigneurs des Pays-Bas,
Elle est toujours apoplectique.
44-a Le marquis de Fénelon, ambassadeur en Hollande. Voyez t. I, p. 200, et t. VIII, p. 31 et 32.
45-a George-Louis comte de Berghes, évêque de Liége. Voyez ci-dessus, p. 33.
45-b Sommaire des droits de Sa Majesté le roi de Prusse sur Herstal. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. L, p. 605. (Imprimé pour la première fois dans la Gazette d'Amsterdam du 7 octobre 1740.)
46-a Voyez t. XIV, p. 92.