172. A VOLTAIRE.

Camp de Reichenbach, 24 août 1741.

De tous les monstres différents
Vous voulez que je sois l'Hercule,
Que Vienne avec ses adhérents,
Genève, Rome avec la bulle,
Tombent sous mes coups assommants.
Approfondissez mieux vos gens,
Et connaissez la différence
De la massue aux arguments.

L'antique idole qu'on encense,
La crédule Religion,
<79>Se soutient par prévention,
Par caprice et par ignorance.
La foudroyante Vérité
A poursuivi ce monstre en Grèce;
A Rome il fut persécuté
Par les vers sensés de Lucrèce.

Vous-même, vous avez tenté
De rendre le monde incrédule,
En dévoilant le ridicule
D'un vieux rêve longtemps vanté;
Mais l'homme stupide, imbécile,
Et monté sur le même ton,
Croit plutôt à son Evangile

Qu'il ne se range à la raison;
Et la respectable nature,
Lorsqu'elle daigna travailler
A pétrir l'humaine figure,
Ne l'a pas faite pour penser.

Croyez-moi, c'est peine perdue
Que de prodiguer le bon sens
Et d'étaler des arguments
Aux bœufs qui traînent la charrue;
Mais de vaincre dans les combats
L'orgueil et ses fiers adversaires,
Et d'écraser dessous ses pas
Et les scorpions et les vipères,
Et de conquérir des États,
C'est ce qu'ont opéré nos pères,
Et ce qu'exécutent nos bras.

Laissez donc dans l'erreur profonde
L'esprit entêté de ce monde.
Eh! que m'importent ses travers,
Pourvu que j'entende vos vers,
Et qu'après le feu de la guerre,
La paix renaissant sur la terre,
Pallas vous conduise à Berlin.
Là, tantôt au sein de la ville
Goûtant le plus brillant destin,
Ou préférant le doux asile
De la campagne plus tranquille,
<80>A l'ombre de nos étendards
Laissant reposer le fier Mars,
Nous jouirons, comme Epicure,
De la volupté la plus pure,
En laissant aux savants bavards
Leur physique et métaphysique,
A messieurs de la mécanique
Leur mouvement perpétuel,
Au calculateur éternel

Sa fluxion géométrique,
Au dieu d'Épidaure empirique
Son grand remède universel,
A tout fourbe, à tout politique,
Son scélérat Machiavel,
A tout chrétien apostolique
Jésus et le péché mortel,
En nous réservant pour partage
Des biens de ce monde l'usage,
L'honneur, l'esprit et le bon sens,
Le plaisir et les agréments.

Jordan traduit son auteur anglais avec la même fidélité que les Septante translatèrent la Bible. Je crois l'ouvrage bientôt achevé. Il y a tant de bonnes choses à dire contre la religion, que je m'étonne qu'elles ne viennent pas dans l'esprit de tout le monde; mais les hommes ne sont pas faits pour la vérité. Je les regarde comme une horde de cerfs dans le parc d'un grand seigneur, et qui n'ont d'autre fonction que de peupler et remplir l'enclos.

Je crois que nous nous battrons bientôt; c'est œuvre assez folle, mais que voulez-vous? il faut être quelquefois fou dans sa vie.

Adieu, cher Voltaire. Écrivez-moi plus souvent; mais surtout ne vous fâchez pas si je n'ai pas le temps de vous répondre. Vous connaissez mes sentiments.