195. A VOLTAIRE.
Potsdam, 18 novembre 1742.
J'ai vu ce monument durable
Qu'au genre humain vous érigez;
J'ai lu cette histoire admirable
De fous, de saints et d'enragés,
De chevaliers infortunés
Guerroyant pour un cimetière,134-a
Et de ces successeurs de Pierre
Que joyeusement vous bernez.
Que je suis heureux, cher Voltaire,
D'être né ton contemporain!
Ah! si j'avais vécu naguère,
Quelque trait mordant et sévère
M'eût déjà frappé de ta main.
Continuez cet excellent ouvrage pour l'amour de la vérité, continuez-le pour le bonheur des hommes. C'est un roi qui vous exhorte à écrire les folies des rois.
Vous m'avez si fort mis dans le goût du travail, que j'ai fait une Épître, une comédie, et des Mémoires135-a qui, j'espère, seront fort curieux. Lorsque les deux premières pièces seront corrigées de façon que j'en sois satisfait, je vous les enverrai. Je ne puis vous communiquer que des fragments de la troisième; l'ouvrage en entier n'est pas de nature à être rendu public. Je suis cependant persuadé que vous y trouveriez quelques endroits passables.
Je vois que vous avez une idée assez juste de nos comédiens; ce sont proprement des danseurs dont la famille de la Cochois fait la comédie. Ils jouent passablement quelques pièces du Théâtre italien et de Molière; mais je leur ai défendu de chausser le cothurne, ne les en trouvant pas dignes.
La collection d'antiques du cardinal de Polignac est arrivée à bon port, sans que les statues aient souffert la moindre fracture.
<120>Pourquoi remuer à grands frais
Les décombres de Rome entière,
Ce marbre et cette antique pierre?
Et pourquoi chercher les portraits
De Virgile, Horace, et d'Homère?
Leur esprit et leur caractère,
Plus estimables que leurs traits,
Se retrouvent tous dans Voltaire.
Le cardinal apostolique, qui pouvait vous posséder, avait donc grand tort de ramasser tous ces bustes; mais moi qui n'ai pas cet honneur-là, il me faut vos écrits dans ma bibliothèque, et ces antiques dans ma galerie.136-a
Je souhaite que messieurs les Anglais se divertissent aussi bien cet hiver en Flandre que je me propose de passer agréablement mon carnaval à Berlin. J'ai donné le mal épidémique de la guerre à l'Europe, comme une coquette donne certaines faveurs cuisantes à ses galants. J'en suis guéri heureusement, et je considère à présent comme les autres vont se tirer des remèdes par lesquels ils passent. La fortune ballotte le pauvre empereur et la reine de Hongrie; je suis d'avis que la fermeté ou la faiblesse de la France en décidera.
Au moins souvenez-vous que je me suis approprié une certaine autorité sur vous; vous êtes comptable envers moi de vos Siècles,136-b de l'Histoire générale,136-c comme les chrétiens le sont de leurs moments envers leur doux Sauveur. Voilà ce que c'est que le commerce des rois, mon cher Voltaire; ils empiètent sur les droits de chacun, ils s'arrogent des prétentions qu'ils ne devraient point avoir. Quoi qu'il en soit, vous m'enverrez votre histoire, trop heureux que vous en réchappiez vous-même; car, si je m'en croyais, il y aurait longtemps que j'aurais fait imprimer un manifeste par lequel j'aurais prouvé que vous m'appartenez, et que j'étais fondé à vous revendiquer, à vous prendre partout où je vous trouverais.
<121>Adieu; portez-vous bien, ne m'oubliez pas, et surtout ne prenez point racine à Paris, sans quoi je suis perdu.
134-a Allusion au récit de la première croisade, dans l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, chap. LIV; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XVI, p. 157 et suivantes.
135-a L'Histoire de mon temps. Voyez t. II, p. I et II.
136-a Voyez t. XVII, p. 247 et 269, et t. XIX, p. 456.
136-b Voyez t. XVI, p. 170, et t. XXI, p. 206.
136-c Les premières éditions de l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations étaient intitulées : Essai sur l'histoire générale et sur les mœurs, etc.