570. DE VOLTAIRE.
Paris, 1er avril 1778.a
Sire, le gentilhomme français qui rendra cette lettre à Votre Majesté, et qui passe pour être digne de paraître devant elle, pourra vous dire que si je n'ai pas eu l'honneur de vous écrire depuis longtemps, c'est que j'ai été occupé à éviter deux choses qui me poursuivaient dans Paris, les sifflets et la mort.
Il est plaisant qu'à quatre-vingt-quatre ans j'aie échappé à deux maladies mortelles. Voilà ce que c'est que de vous être consacré; je me suis renommé de vous, et j'ai été sauvé.
J'ai vu avec surprise et avec une satisfaction bien douce, à la représentation d'une tragédie nouvelle,b que le public, qui regardait, il y a trente ans, Constantin et Théodose comme les modèles des princes et même des saints, a applaudi avec des transports inouïs à des vers qui disent que Constantin et Théodose n'ont été que des tyrans superstitieux. J'ai vu vingt preuves pareilles du progrès que la philosophie a fait enfin dans toutes les conditions. Je ne désespérerais pas de faire prononcer dans un mois le panégyrique de l'empereur Julien; et assurément, si les Parisiens se souviennent qu'il a rendu chez eux la justice comme Caton, et qu'il a combattu pour eux comme César, ils lui doivent une éternelle reconnaissance.
Il est donc vrai, Sire, qu'à la fin les hommes s'éclairent, et que ceux qui se croient payés pour les aveugler ne sont pas toujours les maîtres de leur crever les yeux! Grâces en soient rendues à V. M.! Vous avez vaincu les préjugés comme vos autres ennemis; vous jouissez de vos établissements en tout genre. Vous êtes le vainqueur de la superstition, ainsi que le soutien de la liberté germanique.
Vivez plus longtemps que moi, pour affermir tous les em-
a Voltaire était parti de Ferney le 5 février, et arrivé à Paris le 10.
b Irène. Voyez t. XIV, Avertissement de l'Éditeur, p. II.