<69>Je ne sais qui m'a trahi,b et qui s'est avisé de donner au public des rapsodies qui étaient bonnes pour m'amuser, et qui n'ont jamais été faites à intention d'être publiées. Après tout, je suis si accoutumé à des trahisons, à de mauvaises manœuvres, à des perfidies, que je serais bien heureux que tout le mal qu'on m'a fait, et que d'autres projettent encore de me faire, se bornât à l'édition furtive de ces vers. Vous savez mieux que je ne le puis dire que ceux qui écrivent pour le public doivent respecter ses goûts et même ses préjugés. Voilà ce qui a donné des nuances différentes aux auteurs, selon les siècles dans lesquels ils ont écrit, et pourquoi les hommes même les plus supérieurs à leur temps n'ont pas laissé de s'imposer le joug de la mode. Pour moi, qui ai voulu être poëte incognito, on me traduit malgré moi devant le public, et je jouerai un sot rôle. Qu'importe? je le leur rendrai bien.

Vous me parlez des détails d'une affaire qui ne sont jamais venus jusqu'à moi. Je sais que l'on vous a fait rendre, à Francfort, mes vers et des babioles;a mais je n'ai ni su ni voulu qu'on touchât à vos effets et à votre argent. Cela étant, vous pouvez le redemander de droit, ce que j'approuverai fort; et Schmidt n'aura sur ce sujet aucune protection à attendre de moi.

Je ne sais quel est ce Bredow dont vous me parlez. Il vous a dit vrai. Le fer et la mort ont fait un ravage affreux parmi nous; et ce qu'il y a de triste, c'est que nous ne sommes pas encore à la fin de la tragédie. Vous pouvez juger facilement de l'effet que d'aussi cruelles secousses font sur moi; je m'enveloppe dans mon stoïcisme le plus que je puis. La chair et le sang se révoltent souvent contre cet empire tyrannique de la raison; mais il faut y céder. Si vous me voyiez, à peine me reconnaîtriez-vous : je suis vieux, cassé, grison, ridé; je perds les dents et la gaîté. Si cela


b D'après la lettre du marquis d'Argens à Frédéric, du 18 mai 1760, et le travail de M. Sainte-Beuve que nous avons cité t. XIX, p. 189, on ne peut presque pas douter que Voltaire lui-même ne fût l'auteur de cette trahison. Ce qui témoigne encore contre lui, c'est le ton frivole de toutes celles de ses lettres où il parle de cette odieuse affaire, p. e. à Darget, du 7 janvier, à Thieriot, du 18 février, et à d'Alembert, du 20 avril 1760. Voyez enfin ci-dessus, p. 41 et 42, le post-scriptum de la lettre de Frédéric à Voltaire, du 18 avril 1759.

a Voyez ci-dessus, p. 28.