351. DE VOLTAIRE.33-a
Château de Tournay, 22 mars 1759.
Sire, je vous le redirai jusqu'à la mort, content ou mécontent de V. M., vous êtes le plus rare homme que la nature ait jamais formé. Vous pleurez d'un œil, et vous riez de l'autre; vous donnez des batailles; vous faites des élégies; vous enseignez les peuples et les rois; vous faites en noble satirique le procès à la satire; et enfin, en faisant marcher cent soixante mille hommes, vous donnez l'immortalité à Jacques-Matthieu Reinhart, maître cordonnier.33-b On croirait d'abord, sur le titre de cette oraison funèbre, que votre ouvrage ne va pas à la cheville du pied; mais quand on le lit avec un peu de réflexion, on voit bien que vous jouez plus d'un trône et plus d'un autel par-dessous jambes. Je voudrais avoir été un des garçons de Matthieu Reinhart; mais comme, à vos yeux, tous les hommes sont égaux, j'aime autant faire des vers que des souliers. Il est beau à V. M. d'avoir fait le panégyrique d'un cordonnier, dans un temps où, depuis l'Elbe jusqu'au Rhin, les peuples vont nu-pieds. C'est bien dommage que maître Reinhart n'ait pas fait des bottes, ou que vous ayez oublié ce grand article dans son oraison funèbre. Un héros toujours en bottes, comme vous, aurait bien dû faire un chapitre des bottes, comme Montaigne; rien n'eût été plus à sa place.
Quelques talons rouges de Versailles se plaignent que vous n'ayez pas fait mention d'eux dans le panégyrique de cet immortel cordonnier; ils disent que, ayant vu leurs talons, vous deviez bien en parler un peu.
Je suis très-édifié de la piété de Matthieu Reinhart, qui ne voulait lire que l'Apocalypse et les prophètes. Certainement il aurait chaussé gratis les auteurs de ces beaux livres; car il est à croire que ces messieurs n'avaient pas de chausses. Le Discours sur les satiriques34-a est très-beau et très-juste; mais permettez-moi de dire à V. M. que ce ne sont pas toujours des gredins <31>obscurs qui combattent avec la plume; vous n'ignorez pas que c'est un des chefs du bureau des affaires étrangères qui a fait les Lettres d'un Hollandais. V. M. connaît les auteurs des invectives imprimées en Allemagne; elle a vu ce qu'avait écrit mylord Tyrconnel.
C'est l'évêque du Puy34-b qui, avec un abbé de condition, nommé Caveirac, vient de donner l'Apologie de la révocation de l'édit de Nantes, livre dans lequel on parle de votre personne avec autant d'indécence, de fausseté et de malignité, que de vos Mémoires de Brandebourg. Vous forcerez vos ennemis à la paix par vos victoires, et au silence par votre philosophie. La postérité ne juge point sur les factums des parties; elle juge, comme V. M. le dit très-bien, sur les faits avérés par des historiens désintéressés. Je m'amuse à écrire l'histoire de mon siècle; ce sera un grand honneur pour moi, et une grande preuve de la vérité, si, dans ce que j'oserai avancer, je me rencontre avec ce que V. M. daignera certifier. La voix dans le désert annonçait qui vous savez; et, quoiqu'on ne soit pas digne de chausser certaines gens, cependant on est précurseur.
Je ne peux écrire de ma main, parce qu'il fait un vent de bise qui me tue, et que d'ailleurs je ne veux pas que les hussards connaissent mon écriture. Si vous aviez connu mon cœur, j'aurais vécu auprès de vous sans m'embarrasser des hussards.
A vos pieds avec un profond respect.35-a
33-a Cette lettre est tirée du journal Der Freymüthige, 1803, p. 150.
33-b Voyez t. XV, p. IX et 99.
34-a Voyez t. IX, p. IV, V, et 47-58.
34-b Voyez t. XV, p. 37.
35-a Ces mots sont de la main de Voltaire.