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439. A VOLTAIRE.

Potsdam, 28 mars 1771.220-a

J'ai eu le plaisir de recevoir deux de vos lettres. L'apparition que le roi de Suède a faite chez nous220-b m'a empêché de vous répondre plus tôt.

J'avais donc deviné que ce beau Testament n'était pas de vous. On vous a fait le même honneur qu'au cardinal de Richelieu, au cardinal Albéroni, au maréchal de Belle-Isle, etc., de tester en votre nom. Je disais à quelqu'un qui me parlait de ce Testament que c'était une œuvre de ténèbres, que l'on n'y reconnaissait ni votre style, ni les bienséances que vous savez si supérieurement observer en écrivant pour le public; cependant bien du monde, qui n'a pas le tact assez fin, s'y est trompé; et je crois qu'il ne serait pas mal de le désabuser.

J'ai donc vu ce roi de Suède, qui est un prince très-instruit, d'une douceur charmante, et très-aimable dans la société. Il aura été charmé, sans doute, de recevoir vos vers; et j'ai vu avec plaisir que vous vous souveniez encore de moi.221-a Le roi de Suède nous a parlé beaucoup des nouveaux arrangements qu'on prenait en France, de la réforme de l'ancien parlement, et de la création d'un nouveau. Pour moi, qui trouve assez de matières à m'occuper chez moi, je n'envisage qu'en gros ce qui se fait ailleurs. Je ne puis juger des opérations étrangères qu'avec circonspection, parce qu'il faudrait plus approfondir les matières que je ne le puis, pour en décider.

On dit que le chancelier221-b est un homme de génie et d'un mérite distingué; d'où je conclus qu'il aura pris les mesures les plus <196>justes, dans la situation actuelle des choses, pour s'arranger de la manière la plus avantageuse et la plus utile au bien de l'État. Cependant, quoi qu'on fasse en France, les Velches crient, critiquent, se plaignent, et se consolent par quelque chanson maligne, ou quelques épigrammes satiriques. Lorsque le cardinal Mazarin, durant son ministère, faisait quelque innovation, il demandait si à Paris on chantait la canzonetta. Si on lui disait que oui, il était content.

Il en est presque de même partout. Peu d'hommes raisonnent, et tous veulent décider.

Nous avons eu ici en peu de temps une foule d'étrangers. Alexis Orloff, à son retour de Pétersbourg, a passé chez nous pour se rendre sur sa flotte, à Livourne; il m'a donné une pièce assez curieuse que je vous envoie.221-c Je ne sais comment il se l'est procurée; le contenu en est singulier; peut-être vous amusera-t-elle.

Oh! pour la guerre, M. de Voltaire, il n'en est pas question. Messieurs les encyclopédistes m'ont régénéré. Ils ont tant crié contre ces bourreaux mercenaires qui changent l'Europe en un théâtre de carnage, que je me garderai bien, à l'avenir, d'encourir leurs censures. Je ne sais si la cour de Vienne les craint autant que je les respecte; mais j'ose croire toutefois qu'elle mesurera ses démarches.

Ce qui paraît souvent en politique le plus vraisemblable l'est le moins. Nous sommes comme des aveugles, nous allons à tâtons; et nous ne sommes pas aussi adroits que les Quinze-Vingts, qui connaissent, à ne s'y pas tromper, les rues et les carrefours de Paris. Ce qu'on appelle l'art conjectural n'en est pas un; c'est un jeu de hasard où le plus habile peut perdre comme le plus ignorant.

Après le départ du comte Orloff, nous avons eu l'apparition d'un comte autrichien222-a qui, lorsque j'allai me rendre en Moravie chez l'Empereur, m'a donné les fêtes les plus galantes. Ces fêtes ont donné lieu aux vers que je vous envoie;222-b elles y sont décrites <197>avec vérité. Je n'ai pas négligé d'y crayonner le caractère du comte Hoditz, qui se trouve peint d'après nature.

Votre impératrice en a donné de plus superbes à mon frère Henri. Je ne crois pas qu'on puisse la surpasser en ce genre : des illuminations durant un chemin de quatre milles d'Allemagne, des feux d'artifice qui surpassent tout ce qui nous est connu, selon les descriptions qu'on m'en a faites, des bals de trois mille personnes, et surtout l'affabilité et les grâces que votre souveraine a répandues comme un assaisonnement à toutes ces fêtes, en ont beaucoup relevé l'éclat.

A mon âge, les seules fêtes qui me conviennent sont les bons livres. Vous, qui en êtes le grand fabricateur, vous répandez encore quelque sérénité sur le déclin de mes jours. Vous ne vous devez donc pas étonner que je m'intéresse, autant que je le fais, à la conservation du Patriarche de Ferney, auquel soit honneur et gloire, par tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il!


220-a Le 1er mai 1771. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 144)

220-b Gustave III arriva à Potsdam le 22 avril.

221-a Voltaire dit dans son Épître au roi de Suède :
     

J'aurais mis mon bonheur à te faire ma cour,
A revoir Sans-Souci, ce fortuné séjour
Où règnent la Victoire et la Philosophie,
Où l'on voit le Pouvoir avec la Modestie.

Œuvres de Voltaire

, édit. Beuchot, t. XIII, p. 314.

221-b Maupeou. Voyez t. VI, p. 34.

221-c Lettre de M. Nicolini à M. Francouloni, t. XV, p. XVIII, et p. 195 et suivantes.

222-a Voyez t. XX, p. XVI-XVIII, et p. 267 et suivantes.

222-b Voyez t. XIII, p. 80-85.