450. A VOLTAIRE.
Sans-Souci, 22 avril 1772.242-a
Il ne s'est point rencontré de poëte assez fou pour envoyer de mauvais vers à Boileau, crainte d'être remboursé par quelque épigramme. Personne ne s'est avisé d'importuner de ses balivernes Fontenelle, ou Bossuet, ou Gassendi; mais vous, qui valez ces gens tous ensemble, vous ajoutez l'indulgence aux talents que ces grands hommes possédaient. Elle rend vos vertus plus aimables; aussi vous attire-t-elle la correspondance de tous les éphémères du sacré vallon, parmi lesquels j'ai l'honneur de me compter. Vous donnez l'exemple de la tolérance au Parnasse, en protégeant le poëme de Moukden et celui des Confé dérés; et, ce <215>qui vaut encore mieux, vous m'envoyez le neuvième tome des Questions encyclopédiques. Je vous en fais mes remercîments. J'ai lu cet ouvrage avec la plus grande satisfaction; il est fait pour répandre des connaissances parmi les aimables ignorants, et leur donner du goût pour s'instruire.
J'ai été agréablement surpris par l'article des Beaux-Arts243-a que vous m'adressez. Je ne mérite cette distinction que par l'attachement que j'ai pour eux, ainsi que pour tout ce qui caractérise le génie, seule source de vraie gloire pour l'esprit humain.
Les Lettres de Memmius à Cicéron243-b sont des chefs-d'œuvre où les questions les plus difficiles sont mises à la portée des gens du monde. C'est l'extrait de tout ce que les anciens et les modernes ont pensé de mieux sur ce sujet. Je suis prêt à signer ce symbole de foi philosophique. Tout homme sans prévention, et qui a bien examiné cette matière, ne saurait penser autrement. Vous avez eu surtout l'art d'avancer ces vérités hardies sans vous commettre avec les dévots. L'article Vérité est encore admirable. Je m'attendais à voir un dialogue entre Jésus et Pilate. Il est ébauché; cela est très-plaisant. Je ne finirais point, si je voulais entrer dans le détail de tout ce que contient ce volume précieux. Ç'aurait été bien dommage s'il n'avait pas paru, et si la postérité en avait été frustrée.
On m'a envoyé de Paris la tragédie des Pélopides, qui doit être rangée parmi vos chefs-d'œuvre dramatiques. L'intérêt toujours renaissant de la pièce, et l'élégance continue de la versification, l'élèvent à cent piques au-dessus de celle de Crébillon. Je m'étonne qu'on ne la joue pas à Paris. Vos compatriotes, ou plutôt les Velches modernes, ont perdu le goût des bonnes choses. Ils sont rassasiés des chefs-d'œuvre de l'art, et la frivolité les porte à présent à protéger l'opéra-comique, Vauxhall, et les marionnettes. Ils ne méritaient pas que vous fussiez né dans leur patrie; ce ne sera que la postérité qui connaîtra tout votre mérite.
Pour moi, il y a trente-six ans que je vous ai rendu justice. Je ne varie point dans mes sentiments; je pense à soixante ans <216>de même qu'à vingt-quatre sur votre sujet; et je fais des vœux à cet Être qui anime tout, qu'il daigne conserver aussi longtemps que possible le vieil étui de votre belle âme. Ce ne sont pas des compliments, mais des sentiments très-vrais que vos ouvrages gravent sans cesse plus profondément dans mon esprit.
242-a Le 18 avril 1772. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 165.)
243-a Article dédié à Frédéric. Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXVII, p. 120 à 125.
243-b Œuvres de Voltaire, t. XLVI, p. 559-602.