478. DE VOLTAIRE.

Ferney, 8 décembre 1773.

Sire, une belle dame de Paris (dont vous ne vous souciez guère) prétend que vous serez fâché contre moi de ce que je donne V. M. au diable;300-a et moi, je lui soutiens que vous me le pardonnerez, et que Belzébuth même en sera fort content, attendu qu'il n'y a jamais eu personne plus diable que vous à la tête d'une armée, soit pour arranger un plan de campagne, soit pour l'exécuter, soit pour réparer un accident.

Je n'aime point du tout, il est vrai, votre métier de héros, mais je le révère; ce n'est point à moi de juger de la Tactique de M. Guibert. Je ne m'entends point à ces belles choses; je sais seulement qu'il vous regarde, avec raison, comme le premier tacticien; et moi j'ajoute, comme le premier politique; car vous venez d'acquérir un beau royaume sans avoir tué personne, et non seulement vous voilà pourvu d'évêchés et d'abbayes, non seulement vous voilà général des jésuites après avoir été général d'armée, mais vous faites des canaux comme à la Chine, et vous <267>enrichissez le royaume que vous vous êtes donné par un trait de plume. Que vous reste-t-il à faire? Rien autre chose que de vivre longtemps pour jouir.

Comme V. M. recevra probablement mon petit paquet aux bonnes fêtes de Noël, et que le Dieu de paix va naître avant qu'il soit trois semaines, je me recommande à lui, afin qu'il obtienne ma grâce de vous, et que vous me pardonniez toutes les pouilles que j'ai dites à V. M., et la haine cordiale que j'ai pour votre métier de César. Ce César, comme vous savez, pardonnait à ses ennemis quand il les avait vaincus; et vous aurez pour moi la même clémence, après vous être bien moqué de moi.

Le vieux malade de Ferney, qui s'égaye quelquefois dans les intervalles de ses souffrances, se met à vos pieds avec cinq ou six sortes de vénérations pour vos cinq ou six sortes de grands talents, et pour votre personne qui les réunit.


300-a

Je hais tous les héros, depuis le grand Cyrus
Jusqu'à ce roi brillant qui forma Lentulus;
On a beau me vanter leur conduite admirable,
Je m'enfuis loin d'eux tous, et je les donne au diable.

La Tactique. Œuvres de Voltaire

, édit. Beuchot, t. XIV, p. 373.