495. AU MÊME.
Potsdam, 20 octobre 1774.329-a
L'art de vous autres grands poëtes
Rehausse les petits objets :
De secs et décharnés squelettes,
Maniés par vos mains adraites,
Deviennent charnus et replets.
Voltaire et sa grâce efficace
M'égaleront avec Horace,
Si son génie en fait les frais.
Mais un vieux rimailleur tudesque,
Qui, dans l'école soldatesque
Nourri depuis ses jeunes ans,
A passé chez les vétérans,
Sans se guinder avec Racine
Au haut de la double colline,
Ne doit qu'arpenter ses vieux camps.
Suffit que le ciel m'ait fait naître
Dans cet âge où j'ai pu connaître
Tant de chefs-d'oeuvres immortels
Auxquels vous avez donné l'être,
Qui mériteraient des autels,
Si dans ce temps de petitesse
On pensait comme à Rome, en Grèce,
Où tout respirait la grandeur.
Mais notre siècle dégénère;
Les lettres sont sans protecteur.
Quand on aura perdu Voltaire,
Adieu beaux-arts, sacré vallon!
Et vous, Virgile et Cicéron,
Vous irez avec lui sous terre.
Vous avez parlé de l'art des rois, et vous avez équitablement jugé les morts. Pour les vivants, cela est plus difficile, parce que tout ne se sait pas, et une seule circonstance connue oblige quelquefois d'applaudir à ce qu'on avait condamné auparavant. On <292>a condamné Louis XIV de son vivant, de ce qu'il avait entrepris la guerre de la succession; à présent on lui rend justice, et tout juge impartial doit avouer que c'aurait été lâcheté de sa part de ne pas accepter le testament du roi d'Espagne. Tout homme fait des fautes, et par conséquent les princes. Mais le vrai sage des stoïciens et le prince parfait n'ont jamais existé, et n'existeront jamais.
Les princes comme Charles le Téméraire, Louis XI, Alexandre VI, Louis Sforce, sont les fléaux de leurs peuples et de l'humanité; ces sortes de princes n'existent pas actuellement dans notre Europe. Nous avons deux rois fous à lier, nombre de souverains faibles, mais non pas des monstres comme aux quatorzième et quinzième siècles. La faiblesse est un défaut incorrigible; il faut s'en prendre à la nature, et non pas à la personne. Je conviens qu'on fait du mal par faiblesse; mais dans tout pays où la succession au trône est établie, c'est une suite nécessaire qu'il y ait de ces sortes d'êtres à la tête des nations, parce qu'aucune famille quelconque n'a fourni une suite non interrompue de grands hommes. Croyez que tous les établissements humains ne parviendront jamais à la perfection. Il faut se contenter de l'a peu près, et ne pas déclamer violemment contre les abus irrémédiables.
Je viens à présent à votre Morival. J'ai chargé le ministre que j'ai en France d'intercéder pour lui, sans trop compter sur le crédit que je puis avoir à cette cour. Des attestations de la vie d'un suppliant se produisent dans des causes judiciaires; elles seraient déplacées dans des négociations, où l'on suppose toujours, comme de raison, que le souverain qui fait agir son ministre n'emploierait pas son intercession pour un misérable. Cependant, pour vous complaire, j'ai envoyé un petit attestat, signé par le commandant de Wésel, à d'Alembert, qui en pourra faire un usage convenable.
Pour votre pouls intermittent, il ne m'étonne pas : à la suite d'une longue vie, les veines commencent à s'ossifier, et il faut du temps pour que cela gagne la veine cave; ce qui nous donne encore quelques années de répit. Vous vivrez encore, et peut-être m'enterrerez-vous. Des corps qui, comme le mien, ont été abîmés <293>par des fatigues, ne résistent pas aussi longtemps que ceux qui, par une vie réglée, ont été ménagés et conservés. C'est le moindre de mes embarras, car, dès que le mouvement de la machine s'arrête, il est égal d'avoir vécu six siècles ou six jours.331-a Il est plus important d'avoir bien vécu, et de n'avoir aucun reproche considérable à se faire.
Voilà ma confession; et je me flatte que le Patriarche de Ferney me donnera l'absolution in articulo mortis. Je lui souhaite longue vie, santé et prospérité, et, pour mon agrément, que sa veine demeure intarissable. Vale.
329-a Le 16 octobre 1774. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 237.)
331-a Voyez ci-dessus, p. 289. Voltaire dit dans Micromégas : « Quand il faut rendre son corps aux éléments et ranimer la nature sous une autre forme, ce qui s'appelle mourir; quand ce moment de métamorphose est venu, avoir vécu une éternité ou avoir vécu un jour, c'est précisément la même chose. » Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIII, p. 173.