543. DE VOLTAIRE.

Ferney, 30 mars 1776.

Sire, si votre camarade l'empereur Kien-Long est mort, comme on vous l'a dit, j'en suis très-fâché. V. M. sait assez combien j'aime et révère les rois qui font des vers; j'en connais un qui en fait assurément de bien meilleurs que Kien-Long, et à qui je serai bien attaché jusqu'à ce que j'aille faire ma cour là-bas à feu l'empereur chinois.

Nous avons actuellement en France un jeune roi qui, à la vérité, ne fait point de vers, mais qui fait d'excellente prose. Il a donné en dernier lieu sept beaux ouvrages, qui sont tous en faveur du peuple. Les préambules de ces édits sont des chefs-d'œuvre d'éloquence, car ce sont des chefs-d'œuvre de raison et de bonté. Le parlement de Paris lui a fait des remontrances séduisantes; c'était un combat d'esprit; s'il avait fallu donner un prix au meilleur discours, les connaisseurs l'auraient donné au Roi sans difficulté.

Ce droit d'enregistrer et de remontrer, que vous ne connaissez pas dans votre royaume, est fondé sur l'ancien exemple d'un prévôt de Paris du temps de saint Louis et de votre Conrad Hohenzollern II, lequel prévôt s'avisa de tenir un registre de toutes les ordonnances royales, en quoi il fut imité par un greffier <374>du parlement, nommé Jean Montluc, en 1313. Les rois trouvèrent cette invention fort utile. Philippe de Valois fit enregistrer au parlement ses droits de régale. Charles V prit la même précaution pour le fameux édit de la majorité des rois à quatorze ans. Des traités de paix furent souvent enregistrés; on ne savait pas, dans ce temps-là, ce que c'était que des remontrances. Les premières remontrances sur les finances furent faites sous François Ier, pour une grille d'argent massif qui entourait le tombeau de saint Martin. Ce saint n'ayant nullement besoin de sa grille, et François Ier ayant grand besoin d'argent comptant, il prit la grille, qui lui fut cédée par les chanoines de Tours, et dont le prix devait être remboursé sur les domaines de la couronne. Le parlement représenta au Roi l'irrégularité de ce marché. Voilà l'origine de toutes les remontrances qui ont depuis tant embarrassé nos rois, et qui ont enfin produit la guerre de la Fronde, dans la minorité de Louis XIV. Nous n'avons pas de Fronde à craindre sous Louis XVI; nous avons encore moins à craindre les horreurs ridicules des jésuites, des jansénistes et des convulsionnaires. Il est vrai que nos dettes sont aussi immenses que celles des Anglais; mais nous goûtons tous les biens de la paix, d'un bon gouvernement, et de l'espérance. V. M. a bien raison de me dire que les Anglais ne sont pas aussi heureux que nous; ils se sont lassés de leur félicité. Je ne crois pas que mes chers quakers se battent; mais ils donneront de l'argent, et on se battra pour eux. Je ne suis pas grand politique, V. M. le sait bien; mais je doute beaucoup que le ministère de Londres vaille le nôtre. Nous étions ruinés, les Anglais se ruinent aujourd'hui : chacun son tour.

Pour vous, Sire, vous bâtissez des villes et des villages, vous encouragez tous les arts, et vous n'avez plus pour ennemi que la goutte; j'espère qu'elle fera sa paix avec V. M., comme ont fait tant d'autres puissances.

Quant aux jésuites, que vous aimez tant, la protection que vous leur donnez est bien noble dans un excommunié tel que vous avez l'honneur de l'être; j'ai quelque droit, en cette qualité, de me flatter aussi de la même protection. Je ne crois point, comme M. Pauw, que l'empereur Kien-Long ait traité cruellement les <375>jésuites qui étaient dans son empire. Le père Amiot avait traduit son poëme;423-a on aime toujours son traducteur, et je maintiens qu'un monarque qui fait des vers ne peut être cruel.

J'oserais demander une grâce à V. M. : c'est de daigner me dire lequel est le plus vieux de mylord Marischal ou de moi; je suis dans ma quatre-vingt-troisième année, et je pense qu'il n'en a que quatre-vingt-deux. Je souhaite que vous soyez un jour dans votre cent douzième.


423-a Voyez t. XIII, p. 43, et ci-dessus, p. 183.