128. DE D'ALEMBERT.
Paris, 14 mai 1773.
Sire,
Il paraît bien, par les deux pièces que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'envoyer, qu'elle ne craint point les chaudronniers tudesques comme on craint en France les chaudronniers velches; car assurément, dans ces deux pièces charmantes, le chat ne fait pas, comme on dit, patte de velours, et ce chat teutonique si redoutable n'éviterait pas dans notre terrible Gaule le couteau sacré des druides. Mais aussi ce chat teutonique est à la tête de cent cinquante mille dogues à qui il commande, et qui ne lui laisseraient couper ni les griffes, ni quelque chose de plus précieux encore, dont ses écrits sont bien pourvus. Je n'en voudrais pour preuves, Sire, entre mille autres, que ces deux pièces si pleines d'esprit, de raison, d'une philosophie aussi saine qu'éloquente, et de vers excellents. Je remercie très-humblement V. M. de l'honneur qu'elle m'a fait en me jugeant digne qu'elle m'adressât des vérités si utiles et si heureusement exprimées. J'ai surtout été enchanté, en digne géomètre que je suis, du petit calcul des trois cent trente écus comptés au lieu de mille, et je pense, comme V. M., que ce petit calcul, si on en faisait éprouver à nos druides le résultat fâcheux, serait le meilleur moyen de les dégoûter des sottises qu'ils nous débitent. L'Épître au marquis d'Argens, ou plutôt à son ombre, est pleine de poésie, de facilité et d'imagination; et la philosophie, qui est obligée ailleurs de tenir la vérité captive, doit une belle chandelle à la Providence d'avoir dans le héros de ce siècle un soutien tel que vous, et de pouvoir s'exprimer si fortement, si librement et si noblement, à l'ombre de votre trône et de vos armes. Elle n'a pas moins d'obligation à V. M. de l'assurance qu'elle veut bien lui donner que le Nord, et par conséquent l'Europe, resteront en paix. Elle craindrait moins la guerre, Sire, si elle ne devait se faire qu'entre les druides; la philosophie respirerait tandis qu'ils s'égorgeraient. Mais les druides, entre autres tours qu'ils ont joués au genre humain, ont trouvé le secret de se faire dispenser de se battre;