<617>fait honneur à l'esprit humain, il ne nous est resté que la lie, et dans peu il n'y aura plus rien du tout.
Diderot est à Pétersbourg, où l'Impératrice l'a comblé de bontés. On dit cependant qu'on le trouve raisonneur ennuyeux; il rabâche sans cesse les mêmes choses. Ce que je sais, c'est que je ne saurais soutenir la lecture de ses livres, tout intrépide lecteur que je suis; il y règne un ton suffisant et une arrogance qui révolte l'instinct de ma liberté. Ce n'était pas ainsi qu'écrivaient Aristote, Cicéron, Lucrèce, Locke, Gassendi, Bayle, Newton. La modestie va bien à tout le monde, elle est le premier mérite du sage; il faut raisonner avec force, mais ne pas décider impérieusement. Cela vient de ce que l'on veut être tranchant; on croit qu'il suffît de prendre un ton décisif pour persuader; ce ton peut aider à la déclamation, mais il ne se soutient pas à la lecture. Quand on a le livre à la main, on juge des raisons, et l'on se moque de l'emphase; l'auteur a beau se targuer, on l'apprécie, et on réduit ses arguments à leur juste valeur. Je m'aperçois que ma lettre est bien longue; j'en ai honte, je vous en demande pardon. En finissant, je n'ajouterai qu'un mot : ce sont mes vœux pour la conservation et la prospérité d'Anaxagoras, tant pour cette année que pour une longue suite d'autres; sur quoi je prie la nature et l'esprit qui président au grand tout de vous conserver dans leur sainte garde.
P. S. Pour votre Crillon, il est allé crillonner en Russie; il y a un mois qu'il n'en est plus question chez nous.
136. DE D'ALEMBERT.
Paris, 14 février 1774.
Sire,
Je ressemble au maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme de Molière;a j'ai lu, comme ce grand philosophe, le docte traité
a Acte II, scène III.