53. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
24 novembre 1765.
Madame ma sœur,
Votre Altesse Royale a bien raison de dire que la guerre dernière a appauvri plusieurs pays; toutefois, comme c'est un mal qu'on ne peut lever facilement, je m'en console en considérant que la république de Sparte et la république romaine ne furent jamais plus fécondes en vertus que tandis qu'on y avait prohibé l'or et l'argent; et il est évident que l'introduction de ces métaux y amena le luxe, le goût d'une dépense excessive, et, pour y satisfaire, la corruption, l'intérêt et l'avidité du bien d'autrui. Toutefois, nos mœurs n'étant plus à comparer avec celles de ces temps reculés, il faut un peu relâcher la courroie en faveur de nos coutumes, et considérer qu'en notre Europe une nation entièrement appauvrie, et dépourvue de ces signes représentants de ses besoins, ne pourrait se soutenir. Cette nécessité oblige de rechercher ces métaux vils et méprisables par eux-mêmes, et <100>c'est sans doute un commerce avantageux qui les procure. Vous voulez badiner sans doute, madame, quand V. A. R. prétend que c'est moi qui ai interverti le commerce des Saxons. V. A. R. doit se rappeler sans doute que, le printemps passé, à la sollicitation des marchands de Leipzig, un édit émana de votre cour, par lequel tout commerce avec les Prussiens était interdit aux Saxons. Je me suis conformé à cet édit, et j'en ai fait autant dans ce pays, parce qu'il est de l'équité de payer chacun de la même monnaie qu'on en reçoit. Je veux croire que vos graves ministres se sont un peu précipités dans leurs résolutions, qu'ils n'ont pas combiné toutes les branches de leur commerce en publiant cet édit, qu'ils se sont flattés de nuire impunément; tout cela, madame, est possible, et beaucoup d'ignorance s'allie souvent en perfection avec beaucoup de suffisance. Je n'ai jamais soupçonné V. A. R. d'être mêlée dans cette affaire, convaincu qu'une princesse aussi éclairée, et qui m'honore de sa bienveillance, ne chicanerait pas pour des riens, et ne me marquerait pas de la mauvaise volonté par les effets, tandis qu'elle me donne des assurances si gracieuses de son amitié. Ces misères ne rejaillissent que sur les grandes perruques qui n'aiment rien autant qu'à chicaner et à susciter de petites dissensions pour se faire valoir. C'est le génie de ces sortes de gens; les miens sont faits de même. Pourvu que ces messieurs n'interdisent pas le commerce que vous daignez entretenir avec moi, je leur pardonne le reste; car il me serait douloureux de n'oser, madame, vous assurer de temps en temps des sentiments de l'estime distinguée avec lesquels je suis, etc.